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Histoire vivante

Le viol, arme de destruction massive

Au Congo (RDC), le viol et l’esclavage sexuel sont pratiqués systématiquement par les groupes armés

Les Congolaises se retrouvent dans des centres de promotion féminine pour se battre face au fléau du viol. En bas, Sœur Bibiane Cattin en entretien avec une victime et son enfant. Et le gynécologue congolais Denis Mukwege (au centre) dans son hôpital de Panzi, à Bukavu.

Propos recueillis par
 Pascal Fleury

Propos recueillis par
 Pascal Fleury

10 mars 2017 à 05:00

Témoignage »   Les femmes sont les principales victimes des heurts qui secouent depuis vingt ans la République démocratique du Congo (RDC). Selon diverses ONG, elles seraient plus de 500 000 victimes, y compris des fillettes et des bébés, à avoir subi des viols ou à avoir été enlevées comme esclaves sexuelles de groupes armés.

Fondatrice du Service d’écou­te et d’accompagnement des femmes traumatisées à Bukavu, chef-lieu du Sud-Kivu, Sœur Bibiane Cattin a aidé des milliers de ces femmes à retrouver leur dignité. Assistante sociale de profession, elle témoigne de leur calvaire dans un récent ouvrage1. Rencontre à Fribourg, où elle travaille désormais auprès des migrants.

Vous avez vécu pendant 35 ans au Congo en tant que missionnaire de Notre-Dame d’Afrique. La situation n’a pas toujours été dramatique pour la femme?

Bibiane Cattin: Sous le président Mobutu Sese Seko – le pays était alors le Zaïre –, j’apportais une formation de base aux jeunes filles dans la province du Shaba (Katanga). Tout s’est détérioré à partir de 1994, lors du génocide au Rwanda. Je m’occupais alors de la promotion féminine de dix villages, depuis Mingana, dans le centre du pays. D’énormes camps de réfugiés se sont constitués à la frontière. Mais ils ont été attaqués par les troupes du Front patriotique rwandais qui se sont ensuite alliées aux troupes rebelles de Laurent-Désiré Kabila pour renverser Mobutu.

La situation est devenue alors très explosive…

De nombreux réfugiés rwandais et congolais se sont mis à fuir à travers le pays. A Mingana, j’en ai vu passer des centaines. Notre communauté de quatre Sœurs vivait dans une grande insécurité. Quand les militaires passaient, on se cachait. A Bukavu, Mgr Christophe Munzihirwa, archevêque, a demandé aux fidèles de ne pas sortir de chez eux. Il a lui-même été tué sur la route en voulant sauver des gens en danger.

Mobutu est renversé en 1997. Dès lors, le chaos va régner…

Oui, surtout à l’est, où éclate une autre rébellion de groupes armés, notamment venus du Rwanda et d’Ouganda. Elle s’oppose au pouvoir du nouveau président, Kabila. Le pays se retrouve coupé en deux, l’est face à l’ouest. A Mingana, nous ne pouvions plus ni sortir ni entrer. Les groupes armés locaux et étrangers terrorisaient les populations, faisaient des descentes dans les villages, pillaient, brûlaient les maisons, tuaient leurs habitants. C’est à cette époque que les viols se sont multipliés. Les femmes étaient emmenées dans la forêt comme esclaves sexuelles durant des mois.

Le viol est devenu une arme de guerre, systématique et massive. En s’en prenant aux femmes, c’est toute la société qu’on a voulu déstabiliser. Le viol humilie, déshumanise, propage des maladies, brise le moral et la volonté de résistance. Le viol tue aussi. De nombreuses femmes ont payé de leur vie leur tentative de résistance ou de fuite.

Vous vous recyclez alors dans l’aide psychologique aux victimes.

Ma congrégation m’a envoyée à l’Institut de formation humaine intégrale, à Montréal, où je me suis spécialisée dans l’accompagnement et la «détraumatisation» des personnes traumatisées par la guerre. De retour à Bukavu en 2002, j’ai rejoint le centre Olame pour la promotion féminine. Avec une jeune Congolaise formée en Italie, Marie-Noëlle Cikuru, nous avons fondé le Service d’écoute et d’accompagnement des femmes traumatisées.

Les femmes violées n’ont pas tardé à affluer…

Il a vite fallu planifier les visites! Rien qu’en trois ans, entre 2002 et 2005, nous avons traité 3736 femmes! Tous les villages environnants étaient touchés. Des esclaves sexuelles ont trouvé des astuces pour s’évader. Trois femmes avec un enfant m’ont raconté avoir volontairement oublié de prendre du savon pour laver le linge à la rivière. Pendant que le gardien allait le chercher, elles se sont sauvées!

Les victimes étaient parfois ­blessées ou avaient le sida. Quels traitements leur apportiez-vous?

Nous avions une infirmière au centre Olame qui les examinait systématiquement. Toutes recevaient des antibiotiques. Si elles avaient des incontinences urinaires, des fistules recto-vaginales ou d’autres problèmes gynécologiques, nous les transférions à l’hôpital de Panzi du Dr Denis Mukwege (lire ci-dessous). Une femme sur vingt devait être opérée.

Comment gériez-vous les ­problèmes psychologiques?

Les femmes violées culpabilisent énormément. Certaines m’ont avoué avoir demandé pardon à leur mari. En général, elles disent avoir honte, n’avoir plus de valeur, se sentir toujours fatiguées. Je les amenais à distinguer leurs actes de résistance des actes du violeur. C’était le déclic: les femmes prenaient soudain conscience que le viol ne leur appartenait pas. Elles retrouvaient leur fierté, une force leur permettant de surmonter les émotions négatives. Dans l’urgence, les séances ne duraient souvent qu’une demi-heure. Mais cela suffisait pour qu’elles relèvent la tête.

Que font les femmes pour se défendre face au fléau du viol?

Les centres de promotion féminine sont très engagés dans le combat pour la dignité des femmes, pour qu’elles puissent prendre leur place dans la société. Sur le plan juridique, ce n’est toutefois pas facile, les procès étant vécus comme un nouveau traumatisme pour les victimes qui doivent faire face à des juges masculins. Les agresseurs restent très souvent impunis en raison de la corruption.

Quelles sont les causes ­profondes qui font que ce drame se poursuit encore aujourd’hui?

Les groupes armés se battent pour le contrôle des richesses du sous-sol qui financent la guerre: or, zinc, diamant, étain, cuivre, cobalt, uranium et surtout coltan, indispensable dans la composition des téléphones portables. L’instabilité favorise le marché noir. La RDC est extrêmement riche, mais elle est tout aussi corrompue. Les pays industrialisés, qui ferment les yeux sur l’origine des matières premières et fournissent des armes, ont leur part de responsabilité dans ce drame.

1 Bibiane Cattin, Pour que la vie l’emporte, Ed. Carte blanche, 2016. Commande: cattinbibiane@yahoo.fr


 

«Le corps des femmes est un champ de bataille»

«Chaque femme violée, je l’identifie à ma femme, chaque mère violée à ma mère et chaque enfant violé à mes enfants.» Le gynécologue congolais Denis Mukwege se bat depuis des années pour que cessent les atrocités commises contre les femmes à l’est du Congo. Fondateur en 1999 de l’hôpital de Panzi, à Bukavu (Sud-Kivu), il a déjà opéré plus de 40'000 femmes violées et mutilées.

Face à pareille violence, qui touche même des enfants en bas âge, il n’hésite pas à parler de «crime contre l’humanité». En RDC, dénonce-t-il, «le corps des femmes est devenu un véritable champ de bataille». Très engagé, le médecin a reçu le Prix des droits de l’homme de l’ONU, le Prix Olof Palme et le Prix Sakharov. «Le docteur Denis Mukwege fait preuve d’une attention exceptionnelle pour chaque patiente. Chaque personne est unique pour lui», commente Sœur Bibiane Cattin, qui a collaboré avec lui dans les années 2000. «Quand nous avons lancé notre service d’aide aux femmes traumatisées, souligne-t-elle, il m’a demandé de donner des cours à tout le personnel d’accompagnement de son hôpital.» L’homme qui répare les femmes poursuit aujourd’hui, au péril de sa vie, son inlassable combat pour «rendre leur humanité aux victimes» et réclamer un état de droit. PFY

 

Histoire vivante sur la RTS

Radio: Ve 13h30

TV: Dr Mukwege, l’homme qui répare les femmes, Di 20h30 et Lu 23h30

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