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Histoire vivante

Le succès suisse des «villages nègres»

Notre pays a longtemps exploité l’imagerie coloniale à des fins de divertissement et de propagande Nouveau: le film documentaire est désormais disponible au bas de l'article.

Carte postale du Village noir, à l’Exposition nationale suisse de 1896, à Genève. Les jeunes Sénégalais récupéraient les piécettes lancées par les visiteurs dans le bassin. Dessous, scènes du Village africain au Comptoir suisse, en 1925 à Lausanne.

Propos recueillis par Pascal Fleury

Propos recueillis par Pascal Fleury

6 avril 2018 à 04:01

Esprit colonial »   Des années 1880 à la Seconde Guerre mondiale, la Suisse a accueilli des dizaines de «villages nègres», «zoos humains» ou autres exhibitions exotiques, au grand plaisir du public helvétique. Ces attractions se voulaient divertissantes, mais étaient aussi des instruments de propagande économique et coloniale. Les explications de l’historien Patrick Minder, enseignant à l’Université de Fribourg et au Collège Saint-Michel, et auteur de La Suisse coloniale*.

Quelle est l’origine de ces «zoos humains»?

Patrick Minder: L’idée est née dans l’esprit d’un directeur de ménagerie à Hambourg, Carl Hagenbeck. En 1874, pour redynamiser son zoo, il fait venir six Lapons avec leurs rennes, inaugurant les «ethno-shows». Le succès public est immédiat. Il exhibe alors des Nubiens du Soudan égyptien, qui attirent ensuite des dizaines de milliers de spectateurs à Paris et à Londres. On estimera finalement à un milliard et demi le nombre de visiteurs de telles exhibitions sur la planète. En Suisse, les premières exhibitions ont lieu au zoo de Bâle et dans le canton de Zurich. Il y en aura une bonne quarantaine entre 1880 et 1930.

Qui étaient ces exhibés?

Parfois des personnes contraintes de force, comme la Sud-Africaine Saartjie Baartman. Exhibée en Europe pour son large postérieur, cette «Vénus hottentote» se serait mariée à son imprésario. Des Pygmées du Congo ont aussi été enlevés, dont Ota Benga, qui s’est suicidé aux Etats-Unis. En général, pourtant, les exhibés se font engager en toute connaissance de cause. En Suisse, il s’agit surtout de membres de la tribu Seck, du Sénégal. On les trouve tant à l’Exposition nationale suisse de 1896 à Genève qu’au Comptoir suisse de 1925 à Lausanne. Les femmes enceintes sont appréciées, les naissances attirant le public. A Genève, où le Village noir comptait 200 personnes, on signale deux bébés. On déplore le décès d’un jeune homme malade.

Les figurants noirs sont-ils payés?

Les salaires des Africains sont dérisoires, mais ils sont nourris et logés. A Genève, en 1896, leur imprésario part avec la caisse. La troupe porte plainte et menace de faire grève, un cas unique à ma connaissance. Elle gagne finalement en justice. Devant le public, les exhibés exercent leur métier de sculpteur, bijoutier, musicien ou cuisinier. Ils vendent quelques objets, organisent des parties de lutte, dansent et chantent. Les fêtes musulmanes sont célébrées devant une petite mosquée, avec sacrifice d’un agneau. Les visiteurs peuvent se promener dans le village, mais n’ont pas le droit d’entrer dans les cases. Les Africains sortent librement le soir en ville et vont au théâtre.

Pour le public, c’est du spectacle?

Oui. A Genève, le Village noir s’inscrit d’ailleurs comme l’un des principaux divertissements du parc de Plaisance, au côté du Labyrinthe oriental, d’un théâtre javanais, d’un café égyptien, d’un ballon captif ou de l’incontournable Village suisse. Le site festif accueille jusqu’à 40 000 personnes par jour. En 1925, le Comptoir suisse mise aussi sur son Village noir pour attirer le public. Les visiteurs y trouvent de l’exotisme, sans faire la différence entre la vie réelle et le jeu de la troupe.

Ces Villages noirs véhiculent-ils des messages propagandistes?

A Lausanne, en 1925, le but est clairement commercial. L’Office suisse d’expansion économique (OSEC) a des vues sur l’Afrique et rêverait même de colonies. Le Village noir vient alors idéalement compléter la première Foire internationale des produits coloniaux et exotiques qui se tient dans le cadre du Comptoir suisse. Alors que notre pays est victime de la crise, il importe de familiariser le public aux produits de ce nouveau marché. Il s’agit aussi, sans détenir d’empire colonial, de développer un esprit colonial pour contrer une certaine frustration.

Ces exhibitions intéressent-elles aussi les scientifiques?

Elles sont à cheval entre le show et l’expérience scientifique. A l’Expo de 1896 à Genève, par exemple, l’éminent professeur Emile Yung, titulaire de la chaire d’anthropologie de l’Université de Genève et membre de l’Académie des sciences, donne une conférence sur les «caractéristiques anthropologiques de la race nigritique» en prenant comme spécimens quinze Africains du Village noir. Dans l’esprit scientifique de l’époque, il s’agit de récolter les dernières données sur une civilisation qui va disparaître en raison de la modernité. Mais aussi de construire un discours d’autorité confirmant que les Occidentaux sont bien la race supérieure. Un discours racial qui a montré ses limites lors de la découverte des horreurs de la Seconde Guerre mondiale.

Que reste-t-il aujourd’hui de ces «villages nègres» en Suisse?

Quelques affiches, des cartes postales et photographies. Après l’Expo de 1896, 70 objets utilisés par les Africains ont été conservés dans les réserves du Musée d’ethnographie de Genève. Du parc de Plaisance subsiste également le Labyrinthe oriental: c’est aujourd’hui le Palais des glaces de Lucerne, qui offre un peu d’exotisme au mythique Löwendenkmal et au très helvétique Jardin des glaciers. Une version abrégée d’un passé oublié…

* Patrick Minder, La Suisse coloniale, Editions Peter Lang, 2011.


 

Grand engouement pour les phénomènes de foire

Les exhibitions d’individus «exotiques» se développent dans le contexte du rationalisme du XIXe siècle, lorsque les naturalistes se mettent à inventorier et hiérarchiser le vivant. «On s’intéresse alors aussi aux exceptions, aux cas particuliers. On exhibe volontiers la monstruosité», observe l’historien Patrick Minder. Ainsi, foires, cirques ambulants, musées anatomiques ou simples cafés-cabarets présentent non seulement des spécimens d’ethnies lointaines (Pygmées, Zoulous…), mais aussi des phénomènes de la nature, nains, géants, Noirs albinos. Ces exhibitions suscitent une grande curiosité populaire, mais aussi des critiques lors du passage en Suisse du cirque Barnum et de sa «Monstrueuse parade», en 1902.

A Fribourg, le restaurant Schweizerhalle était connu pour accueillir de tels phénomènes. Souvent, ces personnages choisissaient eux-mêmes de s’exhiber, comme les nains des familles grisonnes Jenal et Prinz, le couple lilliputien Clever (photo DR), la naine Charrière-Giller en costume fribourgeois ou le nain Seppetoni d’Appenzell, en duo durant plus de vingt ans avec le géant hollandais Van Albert. Le cirque Knie fait aussi appel à des artistes nains. Et il fait venir des Indiens d’Amérique, avec coiffes à plumes répondant aux stéréotypes des films western. Ces exhibitions d’étrangers de couleur se sont prolongées tardivement en Suisse, jusqu’après la Seconde Guerre mondiale, notre pays n’ayant pas eu d’expérience coloniale. PFY

 

Documentaire : «Sauvages - Au cœur des zoos humains»

Histoire Vivante, dimanche 8 avril à 21h10 sur RTS Deux (à voir ici jusqu’au 8 mai)

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