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Histoire vivante

De l’homme ordinaire au monstre absolu

Génocidaires • Les exécutants de génocides peuvent-ils être des hommes ordinaires? Après d’autres, le sociologue néerlandais Abram De Swaan remet en question la thèse de Hannah Arendt sur la banalité du mal.

Adolf Eichmann (en noir) a pris une part déterminante dans la «solution finale».EMIL VAS/AP1994

Marc Semo, Catherine Calvet

Marc Semo, Catherine Calvet

22 mars 2016 à 12:59

  • FILE - The 1961 file photo shows Adolf Eichmann standing in his glass cage, flanked by guards, in the Jerusalem courtroom where he was tried in 1961 for war crimes committed during World War II.A German court has dismissed a journalist's bid to force the country's foreign intelligence agency to release full files that could shed further light on what authorities knew about top Nazi Adolf Eichmann's whereabouts in the 1950s. The Federal Administrative Court ruled the intelligence agency was within its rights to black out passages from the files. Thursday's June 27, 2013 ruling followed a decision last year in which the court said the Federal Intelligence Service had to release some files it had previously kept secret. Israeli agents abducted Eichmann, known as the architect of the Holocaust, in Buenos Aires in 1960 and brought him to Jerusalem for trial. The Bild daily, whose reporter sued for the files' full release, has reported that German intelligence knew as early as 1952 he was in Argentina. (AP Photo,b/w file)

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Ses ouvrages sur le phénomène totalitaire sont étudiés dans le monde entier et sa pensée politique et philosophique occupe une place importante dans la réflexion contemporaine. Hannah Arendt (1906-1975), philosophe allemande naturalisée américaine, est mondialement connue pour ses travaux sur l’activité politique, le totalitarisme et la modernité. Pour autant, son œuvre a suscité de vives polémiques (voir ci-dessous).

Dans son dernier livre, «Diviser pour tuer: les régimes génocidaires et leurs hommes de main» (Seuil), sorti en janvier, le sociologue néerlandais Abram De Swaan tente de déterminer, à travers l’analyse d’une vingtaine d’épisodes d’extermination du XXe siècle, quelles sont les conditions collectives et individuelles qui peuvent mener des hommes «à tuer pendant des jours, des semaines, voire des années». Selon lui, il n’y a rien d’ordinaire dans ces histoires. Il faut auparavant que des régimes aient mis en place une compartimentation de la société, avec un groupe cible, juif ou tutsi… Et les individus prêts à massacrer ont aussi un profil, un passé particulier. Entretien.

Les génocidaires sont-ils des gens ordinaires?

Abram De Swaan: Tous les chercheurs s’accordent pour dire que ce ne sont pas des monstres, et pas forcément des psychopathes. Il y a une quasi-unanimité dans les sciences sociales pour dire que ce sont des hommes ordinaires. L’unanimité est rare dans ce domaine, mais malheureusement elle porte là sur une assertion fausse. De même que la phrase qui suit en général: puisque ce sont des hommes ordinaires, nous-mêmes nous serions conduits de la même façon. Mais nous ne sommes pas dans les mêmes conditions, donc nous ne pouvons pas savoir quel aurait été notre comportement. J’ajouterai même que c’est une démarche contre-intuitive, la première impression qui vient n’est ni la banalité ni la familiarité, mais plutôt le caractère impensable, inimaginable des génocides. L’action des génocidaires est rarement ponctuelle, ils peuvent tuer pendant de longues périodes. Le contexte dans lequel ils agissent a une grande importance.

Il y a donc un profil de l’auteur du crime de masse?

Cette unanimité à souligner le caractère «ordinaire» de ces criminels a empêché d’autres pistes de recherches d’aboutir. Il était pratiquement interdit de parler de «dispositions». Il ne faut pas seulement examiner la période du génocide, ces criminels ont un passé. Certains étaient déjà des meurtriers avant. D’autres ont un métier qui les a souvent confrontés à la violence: des policiers, des militaires… Ils savent déjà se servir d’une arme. Certains métiers peuvent aussi préparer à une certaine distanciation, un avocat défendra les pires criminels, et les médecins ont le devoir de soigner tout le monde, même les assassins ou les ennemis. La psychologie de ces criminels a été négligée dans les universités. Il ne s’agit pas seulement de psychologie sociale, mais aussi de chercher les ressorts individuels qui peuvent mener à ces crimes. Ces interrogations étaient un peu méprisées. Les questions que pose la psychanalyse me semblent indispensables. Je pense que certains individus ont plus de probabilités de basculer que d’autres.

Quel est le rôle de l’idéologie?

L’analyse doit toujours se faire à différents niveaux. Ces criminels bénéficient le plus souvent du soutien des institutions et du régime en place quand ils n’en sont pas membres à part entière. Certaines idéologies, qui n’ont que l’apparence d’une construction intellectuelle, vont permettre à une haine violente de s’installer dans les esprits. D’un côté, il y aura le peuple du régime, et de l’autre, le groupe cible. Les génocides se construisent sur une période longue. Une idéologie va d’abord permettre de compartimenter la société. Cette idéologie peut très bien être véhiculée au début par la plaisanterie. On peut ainsi recenser les blagues entre Hutus et Tutsis, les blagues par et sur les juifs. Cela semble inoffensif au départ, mais cela permet de séparer des catégories de populations. Puis des idéologies réactualisent des divisions qui ont été latentes pendant longtemps. Il en a été ainsi de la séparation entre juifs et chrétiens, qui fut d’abord religieuse jusqu’à ce que l’idéologie s’en empare et en fasse une séparation raciste.

Il n’y a pas de génocide sans un processus de discrimination d’une population ciblée?

C’est une séparation qui se produit à tous les niveaux. Au niveau du régime et des institutions, mais aussi plus individuellement. C’est un processus implacable. Le groupe cible est ainsi interdit de salle de cinéma, puis d’hôpital, d’école… On hésite désormais à inviter ou à fréquenter des membres du groupe cible. Des pressions finissent par être intériorisées dans la vie et les comportements quotidiens ainsi que dans des émotions et des pensées personnelles…

© Libération

> Abram de Swann: «Diviser pour tuer», Seuil, 2016, 368 pp.

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Adolf Eichmann, le pire exemple

Vous êtes très critique à propos de la phrase de Hannah Arendt sur la «banalité du mal» à propos d’Adolf Eichmann. Pourquoi?

Abram De Swaan: Rien que l’expression «banalité du mal» quand on parle d’Auschwitz est plus qu’étrange. On peut trouver plein de qualificatifs à propos de la Shoah, mais pas «banal». Elle voulait parler de ceux qui font le mal. Son idée sous-jacente, elle, est intéressante: effectivement, le partage du travail dans nos sociétés modernes est tel que l’on peut contribuer aux pires horreurs par des actes très partiels, conduire un train, fabriquer des barrières. On peut faire du mal sans aucune passion, ni engagement ni idéologie. Mais Eichmann était le pire exemple possible pour représenter le petit bureaucrate, c’était un fanatique effréné. Hannah Arendt aurait dû le savoir en 1961. Mais elle partait avec l’idée préconçue du totalitarisme et de l’homme totalitaire qu’elle allait appliquer à Eichmann. Il n’était peut-être ni un monstre ni un diable, mais il n’était pas un homme banal. Il ne diffère des autres que par certains aspects. Les idées d’Arendt sur cet aspect précis ont longtemps fermé d’autres chemins de réflexions, notamment sur les ressorts qui animent les auteurs de ces crimes.

MSE/CCA


 

«La banalité du mal» selon Hannah Arendt

Peu de philosophes du XXe siècle ont suscité un tel débat à la fois moral et politique. En publiant en 1963 un recueil d’articles controversés - intitulé «Eichmann à Jérusalem» (du nom du chef nazi arrêté en 1960 en Argentine par des agents du Mossad et condamné à mort à Jérusalem) -, Hannah Arendt a ouvert la voie à un concept polémique: celui de la «banalité du mal». Dans cette perspective, Adolf Eichmann est réduit au rang de «bouffon», alors que l’exécutant zélé d’Adolf Hitler prit une part déterminante dans la «solution finale», à savoir la déportation des juifs vers les camps d’extermination.

Au travers de son documentaire «Vita Activa, l’esprit de Hannah Arendt» (dimanche soir sur RTS2), la réalisatrice Ada Ushpiz revient sur certaines contradictions continuant d’entourer la brillante intellectuelle juive. Née en 1906 en Allemagne, celle-ci choisit l’exil américain en 1933 au moment de l’avènement du nazisme.

Ardente avocate de la dignité humaine, profondément marquée par la prise de conscience de l’holocauste, Arendt voua pourtant une amitié fidèle à un maître à penser lui-même sujet à controverse: Martin Heidegger. A la relecture de certains séminaires donnés par ce dernier vers 1933-34, le professeur de philosophie Emmanuel Faye est formel: «On peut dire qu’il manifeste dans son cours, dès 1933, une intention génocidaire à l’égard du peuple juif. Parce que cet ennemi intérieur, greffé sur le peuple allemand, c’est d’abord et avant tout le peuple juif assimilé. Donc, ma thèse c’est que le fond de la doctrine heideggérienne est nazi et qu’il n’est philosophe qu’en apparence.»

S’ils apparaissent patents aujourd’hui, les paradoxes de la philosophe allemande doivent être remis dans la perspective d’une époque dominée par l’aura de grands penseurs tels Heidegger ou Karl Jaspers. Une influence que l’on retrouve chez Arendt qui, bien que très au fait de l’idéologie totalitaire, «idéalisait» parfois l’origine du projet exterminateur. Ainsi, écrira-t-elle un jour: «C’est précisément en raison de son sentiment de rédemption messianique que le totalitarisme doit détruire toute trace de ce qu’on appelle la dignité humaine.»

Reste qu’à maints égards, la vision de Hannah Arendt fut prémonitoire. Très concernée par la question israélo-palestinienne, elle annonça ainsi l’impasse de la création d’un Etat pour les juifs imposé aux Arabes: «Un foyer national juif qui n’a pas été accordé et qui n’est pas reconnu par ses voisins n’est pas un foyer, mais une illusion jusqu’à ce que celle-ci se transforme en champ de bataille.» Pascal Baeriswyl

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