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Livres

Voir dans la nuit

Figure de l’ombre de l’édition romande, Florence Schluchter Robins allume la lumière en cofondant une ambitieuse maison, La Veilleuse

Avec son comparse Arthur Billerey, l’éditrice Florence Schluchter Robinsprévoit de publier une quinzaine de livres par année, tous genres confondus.

 Thierry Raboud

Thierry Raboud

19 août 2023 à 04:01

Rencontre » Au fond de cette usine oubliée, un lit. Et tout autour de l’art dans l’air: cadres de sérigraphie entreposés jusqu’au plafond, claviers et amplis démantibulés, presse à vinyle pour poésie sonore, puis ce studio d’enregistrement d’où surgissait l’autre jour un barde venu déjeuner en paix dans la cuisine collective alors qu’elle émergeait tout juste de sa veille nocturne.

«C’est vrai que j’aime travailler tard pour relire des manuscrits», sourit Florence Schluchter Robins, toutefois bien matinale pour nous accueillir à Renens en ce temple du beau bizarre, où l’on croise encore un architecte, une relieuse de livres jeunesse, des artisans incertains. Désormais on y trouvera aussi cette éditrice de l’ombre, venue installer dans un coin de l’atelier son bureau, son lit et sa veilleuse.

Il faut s’attendre à la voir rayonner – c’est-à-dire, investir les rayonnages. Car La Veilleuse est l’emblème de la nouvelle maison d’édition qu’elle vient de fonder en compagnie d’Arthur Billerey. Ils sont le feu et l’eau. Lui poète sans ambages, de goût clair et de formation académique, passé non sans explosivité par les coulisses de plusieurs fabriques littéraires romandes; elle discrète et intuitive, réputée accoucheuse de talents, nyctalope sensible aux ombres et aux marges. Le jour et la nuit. «Nous sommes très complémentaires, je n’aurais pas pu rêver meilleur collègue!»

Entretenir la flamme

A sa table de travail fraîchement posée sur tréteaux, des stylos de correctrice et l’indispensable Guide du typographe romand. En haut de l’étagère encore un peu vide, Ramuz au complet. Puis ces cartons de livres identiques, Timidité des cimes de Maxence Marchand et La saveur du vent de Fabienne Bogádi, premières incandescences prometteuses (lire ci-dessous), prélude à beaucoup d’autres: une réédition poche de Peter und so weiter d’Alexandre Lecoultre (Prix suisse de littérature 2021), un roman de Julien Burri, de la poésie, des traductions, du théâtre, des audaces, pourquoi pas du spoken-word ou des récits illustrés.

Elan courageux, qui s’inscrit dans une reconfiguration du marché éditorial romand où le déclin de certains acteurs historiques a ouvert le champ à de nouvelles pousses. Ici, le programme est ambitieux, le verbe soigné, les couvertures à l’avenant. Et les auteurs nombreux à vouloir entretenir cette flamme encore bleue, déçus parfois du nonchaloir des maisons d’ici et de leur absence de suivi, fidèles souvent à cette éditrice dont l’exigence a su transfigurer nombre de manuscrits – phrase à phrase lorsqu’il le fallait.

«Quand j’ai commencé, c’est vrai que j’ai dû faire mes preuves, au prix parfois de quelques disputes avec des auteurs très confirmés mais instables dans leur écriture… Avec le temps, on est venu me chercher pour cette capacité à tirer le meilleur de chaque texte», confie l’éditrice. Le poète et écrivain François Debluë, avec qui elle a collaboré sur plusieurs livres, salue sa profonde connaissance «des mécanismes et des chausse-trappes» du monde de l’édition, souligne aussi sa «grande sensibilité».

Sensibilité née, on s’en doute, de ses propres béances. A cinq ans, une situation familiale qu’elle qualifie pudiquement de «difficile» pousse sa mère à les embarquer, elle et son petit frère, direction la Nouvelle-Zélande. «Un exil forcé, très dur, mais qui m’a offert une nouvelle langue, cet anglais avec lequel j’ai appris à lire et à écrire, se souvient-elle. Les auteurs néo-zélandais, et particulièrement les Maoris, ont véritablement forgé mon rapport à la littérature en me sensibilisant aux questions de race et de classe, en me confrontant très jeune à des univers assez violents, marqués par l’oralité, où la nature est très présente. Je crois qu’aujourd’hui encore, c’est ce que je recherche dans les textes…»

Revenue à Berne à l’âge de 12 ans, elle se tournera ensuite vers des études de médecine avant de retrouver la littérature. Apprentissage de libraire à Neuchâtel: un passeur passionné lui offre ces noms inouïs, comme des talismans, Ramuz, Agota Kristof, Corinna Bille, Monique Saint-Hélier, Francis Giauque, auteurs d’ici chez qui elle retrouvera les inclinations au naturel des poètes maoris. Mais dans ces grandes boutiques du livre, il faut acquiescer au tout-venant du marché; fâchée avec son patron, elle préférera bientôt s’aventurer au plus près de la création. «J’avais une connaissance qui travaillait à L’Age d’Homme, et comme je nourrissais une vision très romantique de l’édition en pensant à Virginia Woolf qui avait créé sa propre maison, je me suis lancée… Dès que j’ai commencé à travailler sur les textes avec les auteurs, j’ai compris qu’elle était là, ma vocation.»

Folie et pragmatisme

L’Age d’Homme se cherchant bientôt un nouveau souffle, Florence Schluchter Robins offrira alors ses lumières à d’autres éditeurs, en France comme en Suisse, avant d’allumer enfin son propre lumignon. Folie, assurent les vieux guerriers de l’édition, qui savent ce qu’il en coûte? Son enthousiasme est caparaçonné de pragmatisme: «A l’origine, je voulais publier 4 à 5 livres par année. Mais avec Arthur, on s’est rendu compte que si l’on voulait être diffusés, visibles et espérer vivre de notre métier, il nous en fallait au moins 12. Chaque livre coûte entre 8000 et 10 000 francs, mais en travaillant les deux à plein temps pour assurer un suivi de qualité, c’est jouable.»

Pour l’heure, et pour vivre, elle continue de veiller ailleurs, plusieurs soirs par mois dans un foyer d’accueil lausannois. Au chevet de la lumière, à l’écoute des voix qui traversent les nuits.

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