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«On est les nègres des nègres»

Interview • Femme, jeune, Africaine: trois mots pas faciles à conjuguer dans le monde d’hommes qu’est le cinéma. De passage au Festival international de films de Fribourg (FIFF), la réalisatrice Rama Thiaw témoigne de ses expériences et de son film.

Rama Thiaw: «Au Sénégal, nous nous sommes battus pour la création d’un fonds étatique de soutien au cinéma.»Alain Wicht/Alain Wicht/LaLiberte

Pascal Baeriswyl

Pascal Baeriswyl

14 mars 2016 à 20:07

  • 30e édition du Festival international de films de Fribourg (FIFF). Rama Thiaw, cinéaste sénégalaise. Photo Lib/Alain Wicht, Fribourg, le 14.03.2016Alain Wicht/Alain Wicht/La Liberté
  • 30e édition du Festival international de films de Fribourg (FIFF). Rama Thiaw, cinéaste sénégalaise. Photo Lib/Alain Wicht, Fribourg, le 14.03.2016Alain Wicht/Alain Wicht/La Liberté
  • 30e édition du Festival international de films de Fribourg (FIFF). Rama Thiaw, cinéaste sénégalaise. Photo Lib/Alain Wicht, Fribourg, le 14.03.2016Alain Wicht/Alain Wicht/La Liberté

Avec «The Revolution Won’t Be Televised» («La Révolution ne sera pas télévisée»), la cinéaste sénégalaise Rama Thiaw plonge dans cette Afrique en plein bouillonnement politique et culturel. En suivant l’itinéraire de deux rappeurs - actifs dans la contestation de l’ex-président Wade et son éviction pacifique en 2012 - elle utilise sa caméra comme une arme de dénonciation pour mieux dessiner les contours d’une jeunesse désireuse d’une démocratie basée sur la participation. Rencontre.

- Vous avez créé à Dakar votre propre structure de production: quelles sont les principales difficultés pour faire, aujourd’hui, au Sénégal, du cinéma?

Rama Thiaw: Très généralement, il est difficile de vivre du cinéma, où que ce soit. Le cinéma a cette spécificité d’être un milieu dominé à 80% par des hommes blancs, âgés, et d’une certaine classe sociale. Lorsqu’on vient d’un milieu modeste, comme le mien, on n’a pas accès aux réseaux qui permettent d’accéder à ce genre de classe sociale.

- En tant que jeune réalisatrice africaine, y a-t-il plus d’obstacles à faire du cinéma?

On est vraiment «les nègres des nègres»! Les stéréotypes sont bien ancrés: soit on considère qu’une femme africaine n’a pas de culture; soit, si elle en a, on la considère forcément comme une Occidentale. On entend même parfois ce genre de compliment: «Mais vous avez de la culture pour une Africaine!» Ces préjugés font qu’implicitement les gens du milieu ne vont pas aller mettre de l’argent dans votre film, ne vont pas vous faire confiance.

- D’un point de vue technique, quelles ont été vos expériences avec votre équipe de tournage?

L’équipe était mixte (africaine et européenne), mais mes techniciens sénégalais faisaient systématiquement confiance à mes techniciens occidentaux plutôt qu’à moi-même! En résumé, je n’étais pas crédible techniquement, pour eux, parce que j’étais une femme africaine et qu’une femme africaine est «en dessous» de l’homme blanc. Sans parler de ces dignitaires sénégalais qui s’adressaient à mes techniciens plutôt qu’à moi, la réalisatrice…

- Pour financer un film comme votre documentaire, le système de coproduction avec un partenaire international est-il inévitable?

J’ai mis six ans pour faire ce film. Au travers de ma structure de production, nous avons réuni 80% du financement (le budget total du film a dépassé les 200'000 euros). Historiquement, c’est la première fois qu’un long-métrage sénégalais est financé majoritairement grâce à des fonds sénégalais.

- En quoi le Sénégal a-t-il été historiquement propice aux auteurs de cinéma?

Difficile à dire. Il y a eu trois générations de cinéastes sénégalais. La première, celle des Djibril Diop Mambéty ou Ousmane Sembène, vivait dans l’euphorie post-indépendance (années 1960-70, ndlr). Ces pionniers se sont battus pour que le cinéma existe au Sénégal, parfois contre le gouvernement. Une seconde génération a pris ensuite le relais, car ce pays est un carrefour de cultures, pour l’Afrique mais aussi en relation avec la France. Le point de rupture arrive, fin des années 80 début des années 90, avec les ajustements structurels du FMI et la dévaluation du franc CFA. Conséquence: le premier mouvement de développement économique du pays a été cassé. Du coup, toutes les salles de cinéma ont disparu. Il faudra attendre l’arrivée d’internet et du numérique pour que des gens, dont je fais partie, commencent à se réapproprier l’image.

- Quelle diffusion est possible pour des films de jeunes auteurs comme vous au Sénégal?

En fait, nous repartons de zéro. Nous nous sommes battus pour la création d’un fonds étatique de soutien au cinéma, qui existe enfin. D’autre part, certains prédateurs (tel le groupe français Lagardère) sont en train de s’approprier la production et la distribution, au Sénégal, car ils ont senti qu’il y a un marché en devenir. Côté télévision, les chaînes sénégalaises n’achètent pas de films africains, alimentant par là même une paupérisation de ce cinéma. Pour casser ce système, nous sommes en train de nous organiser en tant qu’association de producteurs, afin aussi de faire valoir nos droits.

- Votre film retrace un moment crucial pour le Sénégal. Il parle de «révolution». Mais celle-ci a-t-elle réellement eu lieu ou faut-il parler plutôt de continuité politique?

En janvier 2011, la révolution sénégalaise et celle en Tunisie débutent presque en même temps. Mais la seconde a été plus sanglante. Tandis que la révolution sénégalaise (qui s’est achevée par la défaite du président Wade lors des élections de mars 2012 face à Macky Sall, ndlr) a été plus réfléchie, plus structurée.

- Quelle est l’originalité de la contestation de rue vécue par le Sénégal en 2011-2012?

Derrière le mouvement de contestation «Y’en a marre», il y a une structure, une idéologie, un mode d’emploi. Ce mouvement regroupe des artistes, des juristes, des avocats des droits de l’homme, etc. C’est vraiment un modèle de société civile où l’on pratique la démocratie participative. Une première rupture pour notre démocratie, qui est solide: c’est en ce sens qu’il y a eu une révolution pacifique au Sénégal.

- A la fin du film, l’un des rappeurs activistes affirme de façon désabusée que le nouveau président, Macky Sall, n’est guère meilleur que son prédécesseur…

Il le dit très bien: le problème n’est pas une question d’homme, mais de régime, de système. Thiat a cette belle métaphore: aujourd’hui, ce que nous sommes en train de faire avec le collectif «Y’en a marre», ce n’est pas de couper la tête de la statue, car elle repoussera. Ce qu’il faut, c’est couper sa base. Très clairement, on a changé la peste pour le choléra. Macky Sall, l’actuel président, est le fruit du système Wade, son enfant spirituel…

>  «The Revolution Won’t Be Televised», mercredi 14 h, Arena 5.

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