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Écrans

Les soap operas cachent leur jeu

Volontiers raillé ou jugé aliénant, le soap opera inspire pourtant des réappropriations féministes

Sue Ellen (Linda Gray), épouse de l’horrible J.R. (Larry Hagman), peut entrer dans la catégorie des méchantes, mais elle est aussi perçue comme une victime.

 Mathieu Loewer

Mathieu Loewer

27 février 2023 à 13:07

Temps de lecture : 1 min

Télévision » Année après année, imperméables aux modes, les soap operas déroulent leurs intrigues sans fin sur le petit écran. Les Feux de l’amour, Top Models (Amour, gloire et beauté), Dynastie, Dallas ou Côte Ouest sont les fleurons du genre, né sur les ondes aux Etats-Unis dans les années 1930 et désormais décliné dans le monde entier, à l’image des telenovelas brésiliennes.

On en compte quatre aujourd’hui qui rythment les journées sur la RTS (Les Feux de l’amour à 11h, Top Models à 11h50, Demain nous appartient à 12h10 et Ici tout commence à 17h55). Ces feuilletons quotidiens sont souvent moqués pour leurs invraisemblables coups de théâtre, leurs excès mélodramatiques et le jeu outré des comédiens – ce qui trahit un mépris de classe envers leur public cible, populaire et féminin. Une infamie scellée dans son nom, oxymore ironique qui associe le savon des sponsors au plus noble des arts dramatiques, renvoyant le genre à ses origines publicitaires.

Et pourtant, le soap opera vaut mieux que sa piètre réputation. C’est ce que démontre un récent ouvrage de la Française Delphine Chedaleux, historienne des médias et maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université de technologie de Compiègne. A la lumière des études féministes, Du savon et des larmes ausculte cet objet ambivalent «qui circonscrit le féminin à la vie domestique et sentimentale», mais suscite aussi des formes de résistance à l’ordre patriarcal. Entretien avec son autrice, dont les analyses sur le soap font écho à ses recherches sur le lectorat de la trilogie érotique Cinquante nuances de Grey (lire ci-dessous).

Comment définir ce genre?

Delphine Chedaleux: Ce sont des feuilletons dont les intrigues courent sur plusieurs épisodes et s’entremêlent, parfois durant des années. Ils se distinguent en cela des séries qui avaient originellement des épisodes clos au niveau narratif, sur le modèle de Columbo. Dans les années 1980, les séries de prime time se sont approprié les méthodes narratives issues du soap: celles que nous regardons aujourd’hui en sont les héritières.

Le genre, axé sur la sphère privée et domestique, se caractérise aussi par sa dimension sentimentale. Les intrigues tournent autour des relations interpersonnelles et familiales, abordées très sérieusement et sur le mode du mélodrame. Le soap se distingue encore par la prévalence du féminin. Non seulement c’est l’un des formats TV où on trouve historiquement le plus de personnages féminins, mais les intrigues sont aussi traitées depuis un point de vue associé au féminin, qui fait primer la conversation sur l’action.

Autre aspect important, le soap n’a pas de fin. Certains durent plusieurs décennies – 72 ans pour le plus long, Guiding Light, né en 1937 à la radio, adapté à la télévision dans les années 1950 et diffusé jusqu’en 2009. De cette absence de clôture narrative découle une absence de clôture idéologique. Car conclure un récit permet de délivrer une morale. Or, contrairement au mélodrame de cinéma, le soap ne propose pas de solution unilatérale aux problèmes qu’il pose.

En quoi le soap opera est-il une «subculture» féminine?

Ce terme vient des cultural studies britanniques. Il désigne les cultures des jeunes hommes de la classe ouvrière urbaine dans l’après-guerre, qui constituaient des formes de résistance morale et esthétique à la domination sociale. Les sociologues Angela McRobbie et Jenny Garber ont appliqué ce concept aux jeunes filles, dont les expressions et pratiques culturelles sont moins présentes dans l’espace public: c’est une culture de la chambre, une fan culture qui passe notamment par les magazines. Cette subculture est aussi une forme de résistance, qui permet aux jeunes femmes de se forger une identité. J’ai repris ce terme pour désigner la culture du soap opera et les formes d’appropriation individuelles et collectives auxquelles il donne lieu de la part des téléspectatrices.

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