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Histoire vivante

JO 1936.  les champions au pas de l’oie

Interview • En 1936, l’Allemagne nazie accueille les Jeux d’hiver à Garmisch et les Jeux d’été à Berlin. Le régime en fera les premiers Jeux olympiques médiatisés et un outil de propagande, grâce, notamment, au talent de «la cinéaste d'Hitler» Leni Riefenstahl.


Jean Ammann

Jean Ammann

18 mai 2016 à 20:26

Auteur des «Champions d’Hitler», paru en 2014 aux Editions Stock, Benoît Heimermann, journaliste et écrivain, raconte comment, en 1936, l’Allemagne nazie détourna les Jeux olympiques à des fins de propagande. Interview.

- En 1936, les Jeux d’hiver, à Garmisch, comme les Jeux d’été, à Berlin, se déroulent dans l’Allemagne nazie. Faut-il y voir la sympathie du Comité international olympique (CIO) pour le régime nazi?

Benoît Heimermann: Non, parce que les Jeux d’hiver et les Jeux d’été ont été attribués en 1931, à la conférence de Barcelone. En 1931, le maréchal Hindenburg est encore au pouvoir et Hitler ramasse la mise lorsqu’il est nommé chancelier, en 1933. On peut dire qu’Adolf Hitler a trouvé les Jeux olympiques dans sa corbeille de marié. Au contraire, je pense que le CIO a voulu donner un gage de reconnaissance à la République de Weimar qui était en train de se reconstruire. Le CIO s’est fait l’auteur de nombreuses bêtises dans son histoire, mais on ne peut pas lui reprocher d’avoir attribué les Jeux olympiques aux nazis.

- Si le régime nazi s’est servi des Jeux olympiques dans un but de propagande, Hitler lui-même s’intéressait très peu au sport, et encore moins aux Jeux olympiques…

Oui, le sport est quelque chose qui ne l’intéresse pas du tout. Dans «Mein Kampf», on trouve une seule allusion, brève, à la boxe, qui - dit-il - forge le courage et aguerrit les corps, mais c’est tout… Il n’y a qu’à regarder Hitler en chair et en os pour comprendre que le sport lui est étranger: il ne savait pas conduire une voiture, il savait à peine monter à cheval et il ne savait pas nager… Quand il arrive au pouvoir, il est bien obligé d’assumer l’organisation des Jeux, mais il dira que les Jeux sont une affaire de juifs et de francs-maçons. C’est grâce à Joseph Goebbels et à ses services qu’Hitler comprend qu’il peut faire des Jeux olympiques en particulier et du sport en général un outil de propagande. Goebbels saisira vite l’usage que le régime pouvait faire des superchampions.

- Avant les Jeux de Berlin, en 1936, les Jeux olympiques sont quelque chose d’assez confidentiel…

Avant 1936, les Jeux étaient quelque chose d’international par la participation, mais pour ce qui est de l’intérêt public, cela concernait surtout le pays organisateur: l’écho n’était pas énorme dans la presse internationale. C’est à Berlin que les Jeux sont pour la première fois médiatisés: la télévision, qui ne marche évidemment que sur le circuit allemand, est là… Dans le pays, il y a environ 200 lieux, souvent des salles de cinéma, qui sont réservés à la projection des Jeux olympiques. Nous sommes au tout début de la médiatisation des Jeux, et Goebbels est à l’origine de ce mouvement.

- Les Jeux de Berlin ont été filmés et mis en scène de manière grandiose par Leni Riefenstahl. Comment jugez-vous son film, «Olympia»?

Je le considère avec énormément de circonspection.

- Et pourquoi?

Tout le monde a plus ou moins ce film en mémoire, mais c’est une mémoire bien lointaine et bien ténébreuse. Peu de gens ont revu récemment ce film de Leni Riefenstahl. Si l’on regarde ce film aujourd’hui et que l’on s’arrête plus attentivement sur son agencement, on se rend compte qu’il s’agit d’un vrai film de propagande. Par exemple, nous nous sommes amusés à chronométrer la place que Leni Riefenstahl réserve à Jesse Owens, la grande vedette des Jeux de Berlin, et nous avons calculé 2’30, alors qu’elle accorde 8 ou 9 minutes au décathlonien américain Glenn Morris, dont elle était tombée amoureuse. Et il y a beaucoup d’images fausses: elle a fait recourir le 1500 m du décathlon presque en studio, elle a recréé le concours du saut à la perche, le concours du plongeon; elle a monté des plongeons à l’envers… Esthétiquement, son film est réussi, mais ce n’est en aucun cas un compte-rendu des Jeux de Berlin. Elle a voulu réaliser une ode au corps et montrer la réussite de l’organisation allemande.

- Si l’on revient à Leni Riefenstahl, il faut concéder qu’elle a inventé une manière de filmer le sport, avec des vues en contre-plongées, des caméras mobiles et même des caméras embarquées, des vues aériennes…

Sur le plan cinématographique, l’apport de Leni Riefenstahl est indéniable. Il ne faut cependant pas oublier qu’elle a disposé de moyens considérables et qu’à cette époque, les Allemands étaient à la pointe de l’optique, ils étaient même supérieurs à Hollywood. Avec ses ingénieurs et ses chefs opérateurs, Leni Riefenstahl a inventé des angles de vue qui n’étaient pas autorisés jusque-là. Les organisateurs lui ont permis de creuser des fosses dans le Stade olympique, de placer des grues où elle voulait… Des choses qui, aujourd’hui, ne seraient plus permises.

Je ne conteste pas du tout le côté novateur de Leni Riefenstahl, mais je regrette qu’elle en ait fait un usage déloyal et scandaleux. Elle aurait dû glorifier Jesse Owens, comme je l’ai déjà dit. Elle ne montre aucune image du saut en hauteur, où ce sont trois Noirs américains qui ont gagné: c’est de l’escamotage. En plus, ce qui est terrible chez cette femme, c’est qu’elle s’absoudra toujours: elle est morte plus que centenaire, sans jamais avoir reconnu qu’elle avait été l’égérie du régime nazi. Pourtant, il suffit de regarder ses films précédents, sur le congrès de Nuremberg et sur l’armée allemande, pour comprendre qu’elle a fait œuvre de propagande.

- Jesse Owens, quadruple médaillé d’or, bien que Noir, fut acclamé par la foule allemande…

C’est ce que j’appelle le miracle du sport: quand Jesse Owens gagne le 100 m, la foule est enthousiaste. Mais il ne faut pas oublier que Jesse Owens ne sait pas trop où il est, durant ces Jeux de Berlin. Aux Etats-Unis, il est interdit de course dans certains clubs, parce qu’il est Noir. Il arrive à Berlin dans le plus grand stade qu’il ait jamais vu. La foule l’acclame à tout rompre, il est sur un nuage. Il ne saisit pas qu’il est au milieu d’un stade nazi. Dans les quelques phrases qu’il prononce, Jesse Owens remercie le public pour la chaleur de son accueil. Ce n’est qu’a posteriori qu’il mesurera l’ambivalence de la situation. Si vous prenez le journal de Goebbels, paru en 2005, et que vous allez à la date du 3 août 1936, jour de la finale du 100 m, vous ne lirez pas la victoire de Jesse Owens sur Tinus Osendarp (3e), vous y lirez la victoire d’un sauvage sur un être humain. Goebbels dit que c’est absolument honteux que les Américains fassent appel à des sauvages pour défendre leurs couleurs. De fait, les Blancs sont battus par des créatures qui ne sont pas des hommes.

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Cette «cinéaste d’Hitler» qui a inventé l’art de filmer le sport

Il y a des compliments honteux, comme il y a des maladies honteuses. Le 20 avril 1938, jour de la première du film «Olympia», Adolf Hitler dit à Leni Riefenstahl: «Vous avez créé un chef-d’œuvre, et le monde vous en sera reconnaissant.» En ce 20 avril, date anniversaire d’Hitler, date choisie par elle, Leni Riefenstahl vient de présenter au Führer le film qui retrace les Jeux de Berlin 1936. Une œuvre grandiose, wagnérienne, qui commence par un prologue antique, où la statue du discobole s’anime, le marbre prenant vie sous nos yeux…

Aujourd’hui, il est difficile de séparer l’œuvre du contexte: à l’instar de Benoît Heimermann (lire son interview ci-dessus), on peut voir «Olympia» comme une œuvre de propagande, une ode aux grandes fables aryennes. Cependant, en lisant les mémoires de Leni Riefenstahl, on comprend qu’elle a inventé l’art de filmer le sport.

Avec son opérateur, Hans Ertl, elle a fait poser des tours dans le stade, qui permirent des rotations de caméra «à couper le souffle», dit Leni Riefenstahl. Elle a fait creuser dans le stade olympique de Berlin six fosses, pour filmer les athlètes en contre-plongée: «Nous devions tout faire pour que leurs têtes et leurs corps se détachent sur un fond uniforme et tranquille, le ciel étant évidemment le plus indiqué pour ce fond», note-t-elle. Elle recourt à des caméras étanches: les plongeurs sont filmés du fond du bassin olympique, des images encore jamais vues et qui deviendront célèbres, et qui sont aujourd’hui habituelles dans le cadre des retransmissions de natation ou de plongeon. Elle entoure la cage des lanceurs d’un rail, qui permet un travelling circulaire. Hans Ertl avait même imaginé une caméra-catapulte, qui pourrait suivre les coureurs du 100 m, «en se maintenant à leur hauteur pendant toute la course». Les officiels interdiront ce mécanisme, mais, là aussi, c’est devenu un classique des scènes d’athlétisme.

Durant les entraînements du marathon, Leni Riefenstahl fait porter à certains coureurs de petites caméras, contenant 5 m de pellicule; elle fait porter ces mêmes caméras à des cavaliers: c’est l’origine de la caméra embarquée, que l’on trouve actuellement dans les pelotons cyclistes, sur les motos ou les voitures de compétition.

Elle joue sur les focales, utilisant un objectif de 600 millimètres, le plus long qui existait à l’époque. Elle utilise des ballons-sondes pour des vues aériennes. Elle fait construire un appontement de 100 m le long du bassin d’aviron, «équipé de rails sur lesquels la caméra se déplaçait attachée à un chariot, à la vitesse exacte des derniers efforts des équipages, toujours pleins de tension dramatique», écrit-elle. Enfin, elle glisse dans le public des caméras qui saisissent les réactions de la foule, ce qui lui permettra des plans de coupe.

Au total, Leni Riefenstahl filme 15'700 m de pellicule par jour, elle accumule 100'000 m de pellicule, dont elle retiendra 6000 m. Le résultat stupéfie le monde: partout, en Allemagne bien sûr, mais aussi en France, en Finlande, en Norvège, aux Etats-Unis, le film est acclamé. Henry McLemore écrit dans le «Hollywood Citizen News»: «J’ai pu voir hier soir le plus beau film que j’aie vu de ma vie. (…) Je dis que ce film ne montre aucune trace de propagande, qu’il est de tout premier ordre et qu’il devrait être projeté partout où l’on dispose d’un écran de cinéma.» 

> Leni Riefenstahl, «Mémoires», Grasset, 1997

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Documentaire: «Les champions d’Hitler», dimanche: 22h35 Mardi: 0h40

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