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Histoire vivante

Chacun pour soi, personne pour l’Union

Histoire vivante - Politique européenne • Pour Marianne Dony, professeure de droit européen à Bruxelles, l’Union européenne traverse «une phase très critique». Etat des lieux, à trois semaines du référendum britannique sur le Brexit.

Belle photo de famille du Conseil européen, présidé par le Polonais Donald Tusk. Mais selon la professeure Marianne Dony, «il n’y a plus la moindre solidarité, au sein de cette Union».Zucchi Enzo

Propos recueillis par Tanguy Verhoosel

Propos recueillis par Tanguy Verhoosel

31 mai 2016 à 18:13

L'article en version PDF peut être téléchargé au bas du texte.

Professeure de droit européen à l’Université libre de Bruxelles, Marianne Dony est une observatrice très renommée de l’évolution de l’UE. Lutte contre le terrorisme, crise des migrants, Schengen, crise de la dette, Brexit, gouvernance, etc.: elle est désespérée.

A trois semaines du référendum britannique sur le Brexit, quel est l’état de l’Union européenne?

Marianne Dony: Elle est dans une phase très critique. Pour commencer, parlons de la lutte contre le terrorisme. Depuis les attentats de Paris et, plus récemment, de Bruxelles, on sait qu’il existe en Europe un gros problème de transmission d’informations. Et que fait-on? On crée un soi-disant registre européen des passagers aériens (PNR) qui, en réalité, consistera en 28 bases de données différentes. Il eût été beaucoup plus efficace de mettre en place un fichier unique, au niveau européen. Mais ce n’est pas dans l’air du temps. Dans l’Union, c’est chacun pour soi, y compris en matière de contrôles aux frontières. On risque la pagaille, en juillet, lors des départs en vacances.

Une pagaille qui s’ajoutera à celle que la crise des migrants a déjà provoquée?

La gestion de la crise migratoire est catastrophique, en effet. On sait depuis plus d’un an que le système actuel (ndlr: Dublin), qui fait peser d’immenses responsabilités sur les pays de première ligne, tels que la Grèce et l’Italie, n’est plus tenable. Il conviendrait de gérer en commun les frontières extérieures de l’UE, quitte à se montrer très restrictifs vis-à-vis des migrants. Or, Frontex, l’agence européenne chargée de la coordination des contrôles à ces frontières, demeure un nain. Aucun Etat, y compris la Grèce et l’Italie, ne semble prêt à accepter le déploiement de gardes-frontières européens sur son territoire. Ils ne veulent pas sacrifier leur souveraineté sur l’autel de l’Union. Et il n’y a plus la moindre solidarité, au sein de cette Union.

Le sauvetage financier de la Grèce ne démontre-t-il pas le contraire?

Mais on a puni la Grèce, plutôt que d’adopter les mesures nécessaires! Moralité: la Grèce est toujours dans une situation catastrophique et on ne peut pas dire que la zone euro est sauvée. Mais comment se fait-il que les Vingt-Huit soient à ce point inconscients des enjeux à long terme des politiques qu’ils mènent?

C’est un problème de dirigeants?

Incontestablement. Ils n’ont pas la stature politique de ceux qu’on a connus au cours du XXe siècle. C’est une question de génération. Soit nos dirigeants n’étaient pas encore nés, soit ils étaient enfants au moment de la déclaration de Robert Schuman, en 1950. Les citoyens ont évolué, eux aussi. La chute du Mur de Berlin date de 1989, cela fera bientôt 30 ans. Pour les jeunes générations, tout est devenu évident.

Cela explique-t-il les succès électoraux des populistes et extrémistes de tout poil?

Mais quels messages fait-on passer auprès des citoyens? Ils ne se reconnaissent plus dans la construction européenne, ce qui représente du pain bénit pour les populistes et les extrémistes. Prenez l’exemple de la grave crise économique qu’on traverse depuis 2008. On a l’impression que rien ne redécolle. On ne peut pas continuer à se serrer la ceinture comme on le fait depuis près de dix ans.

Une recette?

Ne conviendrait-il pas de revoir certains paramètres des critères de Maastricht (ndlr: sur l’endettement et les déficits publics)? Ils ont été définis à la fin des années 1980 et ne sont plus adaptés à la situation actuelle, marquée par un sous-investissement dramatique. Ne serait-il pas judicieux de permettre aux Etats, en tout cas à ceux qui ne sont pas au bord du gouffre, d’investir dans la construction d’autoroutes, de prisons ou encore d’écoles, quitte à s’endetter? Aujourd’hui, ils peuvent emprunter de l’argent presque sans payer d’intérêts.

N’est-ce pas l’objectif du vaste plan d’investissement développé par la Commission européenne?

C’est un échec. S’imaginer que d’ici à la fin de 2017, on va réussir à mobiliser 315 milliards d’euros en démultipliant l’impact d’un micro-effort financier public par des efforts du secteur privé, c’est une erreur. Ce qui m’amène à un autre domaine en rade: celui des politiques publiques européennes.

Les politiques sociales et fiscales?

Oui. On n’est nulle part. La Commission, par exemple, a tenté d’introduire dans la directive (loi) sur les travailleurs détachés l’idée d’un salaire minimum européen. Les Etats d’Europe centrale et orientale ont brandi un carton jaune, qui contraindra la Commission à réexaminer sa proposition. Mais comment va-t-elle réagir, alors que ses poids lourds ne jurent que par «moins de réglementation»?

Dans le domaine fiscal, quand même, les lois s’enchaînent, non?

Soyons clairs: on tient un discours très «antimultinationales», mais en même temps, les Etats continuent de faire tout pour les attirer sur leur territoire et pas celui du voisin. La Commission essaie de sauver les meubles à travers la politique des aides d’Etat. Mais que voit-on? Elle ordonne à la Belgique de récupérer d’importants cadeaux fiscaux (700 millions d’euros) qu’elle a faits à des multinationales, mais le Gouvernement belge s’y refuse! C’est vraiment chacun pour soi.

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Accepté ou refusé, le Brexit laissera des traces

Quel que soit le verdict des urnes, le 23 juin, le référendum sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union laissera des traces. Si les Britanniques décident de rester membres du club communautaire, «ce ne sera pas indolore», relève Marianne Dony: des «coups de canif» seront donnés dans le principe de la libre circulation des personnes, en vertu de l’accord que Londres a conclu avec ses partenaires en février. Ils pénaliseront avant tout les ressortissants des pays d’Europe centrale et orientale, qui pourraient se rebiffer. «Il n’est pas exclu que certains Etats saisissent la Cour de justice de l’UE», sous prétexte que le deal britannique n’est pas conforme à la philosophie des traités européens.

Un «oui» au Brexit, quant à lui, plongerait l’Union dans l’incertitude. Londres et ses partenaires disposeront d’un délai de deux ans (qui pourra éventuellement être prolongé), fixé par le Traité de Lisbonne, pour renégocier leurs relations. Il y a fort à parier qu’ils tenteront de s’accorder sur l’octroi au Royaume-Uni d’un statut, unique, de «quasi-Etat membre de l’UE», en raison de son importance sur l’échiquier européen, prédit la professeure. «En matière de politique étrangère et de défense, notamment, on a absolument besoin de lui.»

D’autres pays s’engouffreront-ils dans la brèche? «Je redoute un effet domino. Certains Etats s’illusionneront probablement sur le fait qu’ils pourraient obtenir le même statut que le Royaume-Uni» et, partant, organiser à leur tour des référendums sur ce thème. Une folle chimère, surtout s’ils sont petits, estime Marianne Dony: «Dans le passé, n’a-t-on déjà pas traité tout à fait différemment les non irlandais aux Traités de Nice et de Lisbonne d’une part (ndlr: de nouveaux référendums ont été organisés), le non français au Traité constitutionnel européen d’autre part (ndlr: le projet est mort-né)?» Mais en attendant, ces Etats «prendront en otage» les autres membres de l’UE, ce qui risque de gripper la machine communautaire.

Ne serait-ce pas l’occasion pour certains pays de créer un nouveau noyau dur, en vue de relancer le projet d’intégration européenne? «Peut-être la saignée fera-t-elle réagir le corps. Mais si une série d’éclaireurs se mettent en route, qui seront-ils? Il n’y a pas de cohésion, ni au sein de la zone euro, ni même parmi les six Etats fondateurs de l’UE.» TV

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Gouvernance en crise

Pour Marianne Dony, c’est clair: la gouvernance de l’Union souffre de graves dysfonctionnements. «On ne respecte plus rien. Les procédures sont battues en brèche et quand on adopte des actes, on ne les met pas en application.» La professeure dénonce une «incroyable montée de l’intergouvernementalisme», qu’elle rend en partie responsable de la flambée du populisme en Europe. Ainsi, c’est au niveau du Conseil européen, l’enceinte qui réunit les chefs d’Etat ou de gouvernement des Vingt-Huit, qu’a été scellé en mars un «hallucinant» accord avec la Turquie, en vue de tarir les flux de migrants vers l’UE. «Au regard du droit international, c’est bien un accord», même s’il n’a pris la forme que d’un communiqué de presse. «Mais aucune règle n’a été respectée, dans ce contexte. C’est au Conseil des ministres de l’UE qu’il appartient de conclure des accords internationaux, pas au Conseil européen. Par ailleurs, le Parlement européen n’a pas été saisi de la question. Enfin, le deal avec la Turquie aurait dû être ratifié par tous les Etats membres de l’Union.»

Autre dysfonctionnement, toujours lié à la crise des migrants: la non-mise en œuvre de la décision des Vingt-Huit de relocaliser dans l’UE quelque 160'000 candidats à l’asile qui ont débarqué en Grèce et en Italie. «Un millier d’entre eux à peine a été relocalisé. Or, la décision a été adoptée par le Conseil (des ministres), à la majorité qualifiée. Elle doit donc être appliquée.» La Commission européenne «a proposé de frapper de sanctions financières les Etats récalcitrants. Mais la première chose à faire, c’est de lancer des actions (judiciaires) en manquement!», s’insurge Marianne Dony, fustigeant le «manque de courage politique» de l’exécutif communautaire. TV

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