Logo

Histoire vivante

Blue Note, un sillon de liberté

Fondé il y a 80 ans, le label a forgé sa légende en épousant les soubresauts de la modernité jazz


Thierry Raboud

Thierry Raboud

12 décembre 2019 à 12:55

Musique » Ils venaient d’ailleurs, ils ont changé le jazz. En 1939, deux juifs allemands émigrés aux Etats-Unis fondent à New York l’un des premiers labels indépendants consacrés à la note bleue: Blue Note Records. Alfred Lion avait le flair, son ami d’enfance Frank Wolff avait l’œil. En enregistrant sur bandes et pellicules les plus fiers aventuriers de la modernité, ils graveront la mémoire des musiques improvisées.

C’est une histoire très américaine, d’exil et de détermination, qui naît de rien pour cheminer vers la gloire et se parer de légende. Huitante ans après, elle fascine toujours. Comment ces deux jeunes Blancs arrivés de Berlin, parlant un anglais si germanique que leur ligne artistique se réduisait à un «it must schwing», précocement mordus de jazz hot mais fort peu musiciens, sont-ils parvenus à gagner la confiance des hérauts de la musique noire américaine, de Miles Davis à Wayne Shorter?

« Les musiciens avaient la possibilité d’interpréter leurs propres compositions. »

François Lindemann

«A l’époque où les grandes maisons de disques commençaient à faire du business, les fondateurs de Blue Note n’ont jamais rien concédé au commerce. Ils allaient écouter les musiciens dans les clubs par passion, et n’enregistraient que ce qu’ils aimaient. Les artistes sentaient cela tout de suite», note le pianiste lausannois François Lindemann, qui a côtoyé plusieurs musiciens du Blue Note de l’époque dont Curtis Fuller et Woody Shaw. «Ils m’ont tous dit le respect qu’ils avaient pour les deux patrons. Avec eux, ils pouvaient répéter avant les enregistrements ce qui était alors très inhabituel, mais surtout interpréter leurs propres compositions.» Une confiance réciproque teintée d’audace. C’est ainsi que ce label a accompagné toute une communauté de musiciens essentiels vers des confins esthétiques inexplorés, épousant les folles mutations stylistiques du jazz d’après-guerre.

Swing et boogie

Versés tout d’abord dans les frénésies boogie, Lion et Wolff se tourneront progressivement vers le swing. Quand soudain, la modernité fit irruption sous d’excentriques couvre-chefs – Thelonious Monk. C’est sur Blue Note que ce pianiste tourmenté enregistrera son premier disque en tant que leader. Lion, qui croyait fermement à son génie, lui ouvrira ses micros à de nombreuses reprises au tournant des années 1950, malgré l’insuccès commercial de cette musique inouïe. Le jazz, désormais, ne sera plus pareil.

D’autres feront leurs débuts sur le label bleu, à l’instar de Jimmy Smith ou Herbie Hancock. «Je ne me suis jamais senti sous pression pour faire autre chose que ce qui sortait de moi», se souvient le compositeur de Watermelon Man dans le documentaire Beyond the notes de la réalisatrice Sophie Huber. Libérée des contraintes minutées du 78 tours, la musique moderne se déploie alors en longues plages de vinyle. Du hard bop de John Coltrane embarqué sur son Blue Train au free d’Ornette Coleman, du cool de Grant Green aux expérimentations modales, ces musiciens noirs creusent un sillon de liberté qui accompagne la longue marche pour les droits civiques en pleine ségrégation.

Temple résonnant

Le tout dans les règles de l’art. Oui, cette épopée jazz est aussi l’expression d’un haut savoir-faire artisanal. Car derrière la console était assis un autre génie: Rudy Van Gelder. Dès 1953, l’ingénieur du son convie les musiciens dans le salon de ses parents transformé en studio, puis dans la véritable cathédrale qu’il fait construire, où il dispose ses micros avec une maniaque méticulosité. Plus de 400 albums seront enregistrés pour le label dans ce temple résonnant. De quoi façonner «un style Blue Note», au même titre que les pochettes sublimant les photographies de Wolff (lire ci-dessous), faisant de chaque disque un jalon esthétique marquant.

Décennie dorée, marquée par quelques succès inattendus. Mais le jazz, grisé de sa liberté exploratoire, se radicalise et perd peu à peu son public à la faveur du rock triomphant. Avec l’assassinat de Luther King, une époque prend fin. Le label sera vendu à Liberty Records au tournant des années 1970, avant de connaître un inéluctable déclin.

« Ce label me fascine depuis que je suis gosse. »

Thierry Lang

Ses pépites bleues resurgiront quelques années plus tard sur les platines des inventeurs du hip-hop, avant qu’EMI ne s’efforce de relancer la marque. Avec une bonne dose de ce flair légendaire. «Les responsables du label étaient souvent venus m’écouter dans le club new-yorkais où je jouais, se souvient Jacky Terrasson. Lorsque j’ai gagné le concours Thelonious Monk, en 1993, j’ai eu des propositions de collaborations prestigieuses, mais Blue Note était le seul label à m’offrir une totale liberté artistique. Et comme il m’avait repéré, j’ai signé», se souvient le pianiste franco-américain, qui vient d’y sortir son quinzième album.

Admiration et jalousies

«Ce label me fascine depuis que je suis gosse», confesse Thierry Lang, premier suisse à avoir décroché un contrat d’artiste chez Blue Note. «Cela s’est fait grâce à Jim Beach, mon manager, qui était aussi celui de Queen. Il a organisé un concert privé pour les patrons dont Bruce Lundvall, en marge du festival de Montreux. C’était comme un examen!» Visiblement réussi, puisque le pianiste fribourgeois y sortira en tout sept disques, prestige qui lui vaudra admiration et jalousies, qui surtout fera décoller sa carrière pour l’emmener jusqu’en Asie où il attire toujours les foules. Flair toujours, lorsque le même Lundvall découvre en 2000 la voix d’une jeune inconnue dont le succès mondial relancera véritablement Blue Note: Norah Jones.

Passé dans le giron de la major Universal, le mythique label jazz a depuis élargi son sillon, accueillant aussi bien Jamie Cullum et Go Go Penguin qu’Agnès Obel. Une esthétique que les puristes s’accordent à trouver plus fade. «Le directeur actuel Ron Was ne se préoccupe pas du tout du nouveau free contemporain, forme d’expérimentation que pratiquent pourtant beaucoup d’artistes, se désole François Lindemann. L’amour de la musique est toujours là, mais on sent désormais la nécessité d’une certaine rentabilité.» Un jazz de notre temps, en somme.

A lire: Richard Havers, Blue Note, le meilleur du jazz depuis 1939, Ed. Textuel. Blue

 


Reid Miles, indémodable minimalisme

Ce contenu provient de notre ancien site web. Il est possible que sa mise en page ne soit pas idéale. En savoir plus

Hiver 1954. La femme sans qui l’œuvre de l'abbé Pierre n’aurait jamais existé

Il y a 70 ans, le 1er février 1954, l’abbé Pierre lançait son vibrant appel radiodiffusé en faveur des sans-abri qui mouraient de froid en France. Son «insurrection de la bonté» n’aurait pas été possible sans le soutien extraordinaire d’une femme, Lucie Coutaz. Cofondatrice et directrice administrative du mouvement Emmaüs, elle a été son alter ego durant 40 ans. Portrait.