Un siècle d’un traité «maudit»
Entre 6000 et 10 000 personnes ont commémoré des accords ayant ruiné le rêve d’un Etat kurde
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Antoine Harari
24 juillet 2023 à 04:01
Reportage » Samedi 11 h. Aux abords du Centre de conférence de Beaulieu, à Lausanne, les policiers sont sur les dents. Craignant des débordements, la municipalité n’a voulu prendre aucun risque. L’opération sécuritaire est impressionnante. A l’intérieur du centre vétuste, près de 800 personnalités kurdes venues des quatre régions du Kurdistan ou des pays européens où ils sont réfugiés participent à des conférences en lien avec le Traité de Lausanne, signé en 1923. Ces réunions dureront tout le week-end et une déclaration commune devrait être faite lundi.
Il y a 100 ans, des puissances alliées se sont accordées pour fixer les frontières modernes de la Turquie. Mais surtout, contrairement au Traité de Sèvres paraphé trois ans auparavant, le Traité de Lausanne efface toute notion d’un Etat kurde et arménien.
Pour Adem Uzun, porte-parole du Congrès national pour le Kurdistan (KNK), ce texte représente le début de tous les problèmes. «Ce traité a été décidé sans nous. Il y a eu un déni de notre identité qui continue aujourd’hui», déclare-t-il. Avant d’ajouter: «Nous n’accepterons jamais ce texte. Aujourd’hui nous voulons faire partie des négociations.» Affirmant être venu pour «lancer un appel aux pays signataires comme la France et l’Angleterre», il souligne que «nous avons le soutien de l’opinion publique européenne mais pas des gouvernements européens». Et de préciser que «toutes les personnes présentes ici ont perdu un membre de leur famille dans des combats ou des massacres qui découlent directement de ce traité». Une opinion largement partagée au sein de la communauté kurde.
Négociations à Ouchy
Adem Ozun doit repartir organiser la prochaine conférence de l’après-midi alors qu’une partie des orateurs se préparent à rejoindre la manifestation prévue au départ d’Ouchy. Il y a un siècle, c’est au château d’Ouchy que les accords ont été négociés.
Sur la place de la Navigation, des dizaines de drapeaux rouge, vert et blanc se mêlent à ceux à l’effigie d’Abdullah Öcalan, l’un des fondateurs et leader du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) emprisonné sur l’île turque d’Imrali. Les Kurdes dénoncent régulièrement ses conditions de détention. Dans la chaleur, des milliers de manifestants s’apprêtent à rejoindre le cortège, direction la Riponne.
Parmi eux Mehmet, un réfugié politique basé à Marseille. Tout en vérifiant que les haut-parleurs d’une des camionnettes du convoi fonctionnent, il s’exclame: «Cela fait 100 ans que ce traité nous cause de la souffrance, nous n’allons pas attendre 100 ans de plus, ça suffit!» Vêtu d’un habit traditionnel, il reprend: «Ce qui me rend fou c’est que si les communautés kurdes s’étaient mieux organisées à l’époque pour protester, nous ne serions pas là aujourd’hui».
L’Europe doit «assumer»
Alors que le cortège se met lentement en marche, nous rencontrons Nedia, une Allemande qui a épousé la cause des Kurdes. Originaire de Wuppertal, une petite ville balnéaire du nord de l’Allemagne, elle est venue en bus comme beaucoup. «C’est incroyable de se dire que des nations à des milliers de kilomètres de la Turquie ou la Syrie ont décidé d’établir des frontières pour ces peuples. D’un jour à l’autre, des familles ont été séparées.»
Portant un keffieh aux couleurs du Kurdistan, cette femme explique être venue «faire assumer à l’Europe sa responsabilité dans les massacres qui ont suivi l’établissement du traité». Avant de critiquer son propre gouvernement pour sa docilité face au président turc Erdogan, toujours prêt à brandir la carte de l’immigration lorsque la question kurde est évoquée par les gouvernements occidentaux.
Sous un soleil de plomb, les chants de libération du Kurdistan retentissent. Aux fenêtres, les habitants regardent, surpris, ce cortège bariolé remonter la ville. Les chants protestataires kurdes se mêlent à des slogans italiens, français ou allemands sur la solidarité internationale. Officiellement, ils seront six mille à avoir participé à la marche; les organisateurs parlent eux de plus de dix mille personnes.
Au cœur du cortège, un groupe d’internationalistes marche. Martin*, moustache de rigueur, explique: «Une fois que les forces kurdes ont vaincu l’Etat islamique, l’occident leur a tourné le dos. Ce matin, l’armée turque a démarré une opération dans le Kurdistan irakien avec 30 000 hommes. Mais comme la Turquie fait partie de l’Otan, personne n’en parle.»
Dans une chaleur étouffante, la foule arrive sur la place de la Riponne. Le Palais de Rumine, où le traité a été signé, est à deux pas. Sur une grande scène, les discours se succèdent. Une femme de la communauté des Kurdes de France prend la parole. «Malgré ce traité, nous les Kurdes, nous avons existé, nous existons et nous existerons toujours.»
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