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Traduire la colère

Encore brûlant, le manifeste féministe publié en 1958 par Iris von Roten va ressurgir en français sous la plume de Camille Logoz


 Thierry Raboud

Thierry Raboud

26 février 2021 à 13:41

Temps de lecture : 1 min

Egalité » «Je n’ai pas cherché à cacher ma colère.» Alors elle a pris la plume comme une arme, puis engagé le combat pour dénoncer le patriarcat, la tyrannie du fourneau, les inégalités politiques et professionnelles, avant de célébrer l’amour libre, le congé-maternité, le droit des femmes à vivre leur vie. Scandale! Nous sommes en 1958. Iris von Roten avait le courage de ses convictions, personne n’était prêt à l’entendre.

Entre l’essai, la logorrhée et le pamphlet, son texte est écrit comme l’on crie – 564 pages de petits caractères et de grandes revendications. Des pages sinueuses, acérées, parfois violentes, souvent frontales. Aussi lucides qu’extraordinairement radicales pour l’époque: six mois avant une première votation sur le droit de vote des femmes en Suisse, Frauen im Laufgitter fait l’effet d’une bombe, dans un climat social particulièrement tendu. Les journaux attaquent l’auteure personnellement, l’accusent de fanatisme, d’hystérie, de bouffonnerie. Au Carnaval de Bâle, la moitié des chars moquent son effigie. Ses thèses sont étouffées par la polémique, au point que les sociétés féminines, prônant le dialogue avec la gent masculine afin d’obtenir leurs faveurs politiques, se distancieront de la véhémente juriste. La votation sera perdue. Et son œuvre maîtresse, emportée par la désillusion, accusée d’avoir précipité la défaite, de sombrer dans l’oubli.

Monument historique

Festival aller-retour

Quoi: Un festival de traduction et de littérature, numérisé pour l’occasion, qui se tiendra le 6 mars prochain à Fribourg, retransmis en direct depuis le Nouveau Monde.

Programme: La traduction dans tous ses états, avec débats, ateliers et tables rondes portant sur le roman noir, le livre jeunesse, la traduction théâtrale, algorithmique ou encore poétique.

Comment: Live stream ou rencontres sur Zoom, à rejoindre en passant par le site internet

A la faveur du regain de colère contemporain, la lumière revient sur ce monument historique, véritable pilier de la lutte féministe en Suisse, dont la première traduction française est attendue chez l’éditeur Antipodes. «J’ai découvert ce texte à l’université, dans le cadre d’un séminaire sur les études genre. J’ai été fascinée par cet ouvrage exigeant, alambiqué, incroyablement dense. J’ai tout de suite eu envie de le traduire», note Camille Logoz, aux prises depuis plusieurs années avec l’œuvre d’Iris von Roten. Formée au Centre de traduction littéraire de Lausanne, cette jeune traductrice a tout d’abord multiplié les approches et les lectures avant de gravir enfin l’édifice libertaire. «Pareille œuvre rend très humble, on se sent désemparée devant la complexité de cette langue qui progresse en tâtonnements, jusqu’à se contredire. J’ai eu parfois l’impression de me retrouver devant une version latine, comme au collège…» Devant l’ampleur de la tâche, et d’entente avec l’éditeur, elle n’en proposera que les extraits les plus significatifs, qui correspondent tout de même à la moitié du volume total. Vaste entreprise intellectuelle mise à l’honneur dans le cadre du Festival aller-retour de Fribourg, et qui vise tant à réhabiliter la figure de cette pionnière qu’à prolonger l’écho de ses revendications.

Car si plusieurs batailles ont heureusement été gagnées depuis (du suffrage féminin en 1971 au droit à l’avortement en 2002), certaines inégalités demeurent profondément ancrées. «Dans son analyse de la condition féminine de l’époque, il est intéressant de voir comment elle tente de parler de care, de mansplaining ou de charge mentale pour la première fois, sans avoir à sa disposition ces notions actuelles. Ce texte très expérimental est en cela intemporel, d’autant que certaines de ses thèses ne seraient pas forcément mieux reçues aujourd’hui», note la traductrice, qui a pu compter sur Hortensia von Roten, fille d’Iris, et Elisabeth Keller, spécialiste de l’œuvre, pour trouver le bon équilibre entre ironie et colère, témoignage historique et manifeste idéologique.

Paroles libres

Le livre de cette pionnière, qu’Elisabeth Keller tient pour «l’une des femmes les plus extraordinaires de l’histoire de la Suisse», serait-il susceptible de trouver un écho par-delà les décennies, dans le combat des nouvelles générations? «Il est écrit pour la jeunesse», assure la militante dans sa préface. Mais peut-il encore nourrir les luttes d’aujourd’hui, inspirer celles de demain? «C’est un texte qui mérite qu’on le traite avec rigueur et exigence, également dans ses aspects critiquables: comme beaucoup des textes féministes de ce temps, il est très hétéronormé, très dichotomique et peut sembler quelque peu indigeste au premier abord», confesse Camille Logoz. «Mais c’est aussi un texte qui a beaucoup à nous apprendre, et dont nous n’avons pas encore pris toute la mesure. Oui, il est temps de prendre au sérieux Iris von Roten qui, malgré les démarches de revalorisation de sa figure, est encore trop peu lue et étudiée.»

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