Un passage vers un autre monde

Ce petit bijou iconographique est dû à l’objectif foisonnant et résolument avant-gardiste du photographe fribourgeois Jacques Thévoz (1918-1983). Qualifié de «paysage urbain», il est intitulé «Fribourg, Pérolles, Passage du Cardinal» et daté, sans doute suite à une erreur de frappe, de 1956 (nous penchons pour 1946). L’intitulé est ce que nous appelons de nos jours une géolocalisation, une manière logique de situer une image.

Si on est bien à Fribourg-Pérolles, le cadre du cliché dépasse largement le seul sous-titre de «Passage du Cardinal». La composition est rigoureuse, équilibrée, sobre. La portion inférieure en constitue le sujet, un paysage urbain; la portion supérieure n’est que ciel gris. Ce ciel-là recouvre cette tranche de ville, la referme sur elle-même à la manière d’une chape. Le ton est donné.

Au premier plan, on voit deux secteurs à caractéristiques industrielles: à gauche, les Ateliers du chemin de fer, en partie devenus Fonderie de Fribourg SA, puis Boxal Fribourg SA, et, à droite, le site de la Brasserie du Cardinal, inaugurée en 1905 (diverses transformations et extensions dès 1908), que sépare une légère dépression, le «Passage du Cardinal» (anciennement Passage des Ateliers). Un air vieillot (baraque de bois) versus un style plus moderne (murs maçonnés), chacun fermé par une barrière et un portail d’entrée.

Au second plan, on voit des bâtiments d’habitation, anciens et récents entremêlés, de plusieurs étages mais plus petits, par effet d’optique, et à l’horizon les alignements d’arbres du Breitfeld et de la Schürra. Un duvet de neige achève de figer la scène (on dirait un photomontage monde ancien devant monde nouveau) au bas de laquelle marchent, en direction du passage, un homme et, au milieu d’une chaussée vide de toute automobile, une femme. Parions qu’on est dimanche matin et qu’ils se rendent à la messe, non loin, au Christ-Roi.

En 2014, le site de gauche cède la place à du logement et l’ancienne activité brassicole du site de droite n’est plus. Exit l’ocre rouge et jaune Cardinal, place au Blue Factory! A l’avant de cet univers industriel, le «logement du portier» (maison à colombages et briques; 1905, reconstruite en 1922) se démarque toujours par sa touche rurale.

Au centre de l’image, devant le bâtiment rectangulaire, a pris place entre 1944 et 1947 le bâtiment de l’Industrielle SA, fabrique de cartonnage (route des Arsenaux). Depuis 2003, il abrite deux services du Pouvoir judiciaire (aile droite) et les Archives de l’Etat de Fribourg (aile gauche). Seule la voie ferrée est immuablement ancrée dans le paysage urbain. Pérolles poursuit sa mue et (at) tire la ville dans le XXIe siècle. Une skyline de tours le piquette au sud-ouest (silo à malt de la BC, tour Soprano et tour des Charmettes). Et de part et d’autre de la voie CFF, dans un mouchoir de poche le passé se conserve aux Archives, les litiges du présent se règlent au Tribunal et le futur se mitonne à Blue Factory, tout jeune brasseur d’idées. I

* archéologue du territoire et chargé de cours à l’EIA-FR

> Cette série est réalisée en partenariat avec la Bibliothèque

cantonale et universitaire de Fribourg (BCU), qui a puisé dans

ses collections les photos anciennes publiées ici. Une partie

des fonds photographiques de la BCU (env. 20 000 images)

est accessible sur le site: www.fr.ch/bcu/n/photos

> www.ndm-fribourg.ch

> www.musee-cardinal.ch