Un mille-feuille raconte l’histoire

Si graphiquement, la terre occupe presque l’entier de l’image, en réalité seul un pan de terrain incliné s’impose au regard. Les masses grisâtres du plan d’eau et de l’arrière-plan boisé s’oblitèrent pour laisser à cette carte postale, datée d’avant 1932 par la BCU, une impression de 3D. La découpe spatiale, en damiers inégaux (vigne pour l’essentiel, cultures maraîchères en bas et quelques prés en haut) par leur taille et leur orientation et inégalement entrelardés de cordons boisés et de quelques arpents de forêt, achève de concentrer le regard sur le secteur central de l’image.

A la jointure des terres émergées et du lac se trouve le bâti. Habitations, pressoirs et caveaux s’égrainent le long de la route, entre Praz et Sugiez via Nant-Dessous. Cette optimalisation du développement territorial des origines force toujours l’admiration en ce début de XXIe s. où le territoire, ressource maîtresse, est l’objet d’un mitage en partie encore incontrôlable en dépit des volontés de contrôle.

Point culminant local, le sommet du Mont-Vully (653,2 m, hors champ à gauche) est une véritable star du territoire helvétique. Il était jadis un site stratégique (anciennes fortifications de 14-18). Il est de nos jours un site archéologique (oppidum celtique) ainsi qu’un site de l’Inventaire fédéral des paysages (IFP 1209). Il est de fait le point le plus élevé du Moyen-Pays, entre lac Léman et lac de Zurich. Ceci explique cela. Entre Praz (pré), Nant (ruisseau) et Sugiez, trois entités qui connurent chacune des incendies au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. La berge accueillit plusieurs millénaires plus tôt trois stations littorales néolithiques, puis un port à l’époque romaine. Plus près de nous, en 1898, le Grand Marais de Sugiez vit s’ouvrir le pénitencier de Bellechasse. Dès le milieu du XXe s., la bande de terre surgie en avant des villages - lors de la 1re Correction des eaux du Jura (1878-82) - accueillit son lot de bungalow pieds dans l’eau. C’est la principale mutation du paysage local avec une augmentation des surfaces boisées et l’implantation de quelques maisons au-dessus des vignes.

L’autre modification est invisible: on y parle français, mais il y a 25% de germanophones. C’est la géographie de l’invisible, mais bien réelle, le district du Lac étant bilingue. «Vu de Morat» précise la carte postale, Morat dont la célèbre bataille (22 juin 1476) conféra à la Suisse d’alors le statut de puissance européenne. Au départ, un simple et presque banal «paysage de carte postale» et, à l’arrivée, à l’image du reste du pays, de lentes mais constantes mutations socio-économiques.

Au final, en démêlant les strates d’histoire locale de ce village, on obtient un livre d’histoire à ciel ouvert, un condensé de suissitude, qui en 2014 tient autant dans le cadre d’un morceau de paysage que dans un verre de vin local. Expo.02 est déjà passée, mais le lieu conserve intact son génie tridimensionnel lacois, fribourgeois et helvétique. I

* Archéologue du territoire et chargé de cours à l’EIA-FR

> Cette série est réalisée en partenariat avec la Bibliothèque cantonale et universitaire de Fribourg (BCU), qui a puisé dans ses collections les photos anciennes publiées ici. Une partie des fonds photographiques de la BCU (env. 20 000 images) est accessible sur le site: www.fr.ch/bcu/n/photos