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Suisse

Profils ADN plus précis

Pour des enquêtes, il est possible de tirer de l’ADN des données sur l’apparence physique et l’origine

Le phénotypage doit permettre à la police de mieux cibler les investigations après des affaires de meurtre ou de brigandage.

 Sophie Dupont

Sophie Dupont

21 août 2023 à 04:01

Enquêtes judiciaires » Un nouvel instrument est à disposition des autorités de poursuite pénale. Depuis le 1er août, l’ADN peut être analysé de manière plus large qu’aujourd’hui, pour y déceler des indications sur l’apparence physique: couleur de peau, d’yeux, de cheveux, âge ou encore origine ethnique.

Cette technique appelée «phénotypage» a pour but de réduire le cercle des suspects et de circonscrire les investigations. En plus de cela, les autorités pourront aussi puiser dans la banque de données nationale des profils d’ADN pour rechercher des liens de parenté avec des personnes qui y sont déjà enregistrées (lire ci-dessous).

Pour les meurtres et viols

Ces modifications de la loi sur les profils d’ADN sont une «étape majeure pour le travail de la police, des ministères publics, et de la médecine légale», pour l’Office fédéral de la police (fedpol). La loi prévoit l’utilisation du phénotypage pour des infractions particulièrement graves, comme les meurtres, viols, mais aussi les lésions corporelles graves ou le brigandage. Ces nouvelles opportunités suscitent toutefois du scepticisme et de l’inquiétude chez des experts.

«Le phénotypage est vendu comme quelque chose d’extraordinaire, mais il n’est en réalité pas très fiable», affirme Joëlle Vuille, professeure de droit pénal et de criminologie à l’Université de Fribourg. Les caractéristiques physiques qui ressortent d’une analyse reposent uniquement sur des probabilités.

Le système reconnaît ainsi mieux des yeux bruns ou bleus que les autres couleurs. Il classifie les «peaux blanches», «peaux noires» et «peaux métisses» – selon la terminologie de fedpol – avec des degrés de précisions qui varient: 98% et 95% pour les deux premières, 84% pour la troisième catégorie. Ces classifications interrogent et devront être interprétées par les enquêteurs. «Quand il est confronté à un témoin, l’enquêteur a à l’esprit qu’il peut se tromper. Mais face à un résultat scientifique, il existe un risque qu’il prenne des probabilités au pied de la lettre», poursuit Joëlle Vuille.

Discrimination possible

Le phénotypage permet aussi de prédire avec une grande probabilité «l’origine biogéographique», selon le jargon: soit l’ethnicité. Joëlle Vuille observe que des gens qui dévient de la norme statistique peuvent ainsi être plus facilement ciblés, sans pour autant y voir un risque de discrimination massive d’une communauté.

L’avocat Gaspard Genton se montre quant à lui davantage inquiet de la discrimination systémique que peut engendrer la recherche de l’origine et de l’apparence physique dans les gènes. «Si les analyses montrent que le suspect appartiendrait à une minorité – et qu’il est déclaré sur la base de ses gènes comme prétendument «originaire» par exemple du Pacifique, d’Asie ou afro descendant – outre le peu de fiabilité de cette attribution, cela signifie-t-il que toutes les personnes considérées comme «originaires» de ces régions seraient soupçonnées et visées par des mesures d’enquête?», s’interroge-t-il.

Il craint que cela renforce des biais déjà présents au sein de la police. La Suisse a aussi été récemment épinglée lors de l’examen périodique universel du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, qui a constaté un racisme systémique des autorités de poursuite pénale et des pratiques de profilage racial. «Cette mesure part du principe que les institutions fonctionnent parfaitement bien. Mais ce n’est pas le cas pour certaines populations marginalisées», souligne Gaspard Genton.

Les garde-fous prévus dans la loi – soit l’utilisation du phénotypage uniquement pour des infractions graves – ne sont pour lui pas suffisants. «Le catalogue des infractions sera forcément complété à la longue», prédit-il. Quant aux affaires de meurtres ou de viols que cela permettrait de résoudre, il juge également que ce sera marginal. «Les espoirs reposent sur le mythe de l’assassin inconnu. En juin, la police de Neuchâtel venait briser ce mythe. Sur onze homicides perpétrés en dix ans dans le canton, dix sont liées à des violences domestiques», illustre-t-il.

Certains rêvent que ces analyses puissent résoudre de vieilles affaires, comme l’agression et le viol d’une cycliste à Emmen (LU), en 2015, qui ont laissé la victime paralysée. Les recherches ADN menées n’ont rien donné jusqu’ici et l’enquête est au point mort. Le phénotypage pourra être utilisé dans ce type de cas.

Joëlle Vuille reste sceptique. «On mentionne toujours une même affaire néerlandaise, pour légitimer la méthode, où l’information issue des données sur l’origine a permis de trouver l’auteur d’un meurtre. Mais en dehors de cette affaire, je connais peu de cas où ces données ont servi à quelque chose», relève la professeure.

Informations sensibles

En analysant la partie de l’ADN qui donne des indications sur l’apparence physique, les laboratoires pourraient avoir accès à des informations sensibles, sur la prédisposition à des maladies. La loi prévoit que la production d’informations qui ne sont pas nécessaires «doit être évitée autant que possible». Si elles sont malgré toutes produites, elles ne doivent être transmises, ni à l’autorité, ni à d’autres personnes. «Le risque existe qu’un jour, on ne s’arrête pas qu’à l’apparence, mais qu’on autorise des analyses sur des données médicales», alerte Joëlle Vuille.

Les limites changent. Ce qui était totalement tabou il y a 20 ans, l’analyse de caractéristiques sur l’apparence et l’origine, est aujourd’hui en effet perçu comme une opportunité. «Le phénotypage tel qu’il est pratiqué aujourd’hui ne m’inquiète pas. Mais cela entrouvre la porte à des risques de dérives majeures», conclut-elle.

Le Courrier

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