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Religions

Huit cents ans de prédication dominicaine

Jubilé • Les Prêcheurs célèbrent le 800e anniversaire de leur fondation par saint Dominique. L’occasion, pour le provincial suisse Guido Vergauwen, d’évoquer le rayonnement de l’ordre et les nouveaux défis à relever.

Saint Dominique, fresque peinte par un autre dominicain, Fra Angelico, au XVe siècle.

Propos recueillis par Pascal Fleury

Propos recueillis par Pascal Fleury

4 novembre 2015 à 11:37

Les Frères prêcheurs entrent aujourd’hui dans leur grande année jubilaire marquant les 800 ans de leur fondation par saint Dominique. Alors que de nombreux événements commémoratifs et festifs sont prévus à Rome, à la basilique Sainte-Sabine, et dans les provinces dominicaines du monde entier, le prieur de la province suisse Guido Vergauwen, ancien recteur de l’Université de Fribourg, évoque l’extraordinaire rayonnement de cet ordre religieux aux figures intellectuelles renommées, mais qui, comme la plupart des congrégations chrétiennes, doit faire face aujourd’hui à une baisse de vocations. Rencontre.

Les Frères prêcheurs lancent leur jubilé à l’occasion de la Toussaint de l’ordre. Pourquoi cette date?

Guido Vergauwen: C’est un choix de la curie générale de l’ordre, à Rome. Une première célébration, historiquement plus exacte, a déjà eu lieu à Toulouse, où saint Dominique avait fondé la première communauté dominicaine, le 25 avril 1215. Mais la date du 7 novembre convient idéalement pour marquer nos 800 ans, puisqu’on y commémore tous les saints de l’ordre. Si nous vivons aujourd’hui notre vocation dominicaine, c’est grâce à celles et à ceux qui nous ont précédés. Il est bon de leur rendre mémoire, à commencer par notre fondateur.

»En fait, Saint Dominique préférait mettre en valeur son œuvre plutôt que sa personne. C’est pourquoi sa figure est restée très discrète. A la fin de sa vie, il disait d’ailleurs vouloir être enterré «sous les pieds de ses Frères». Bien plus tard, il a tout de même été placé dans un somptueux tombeau, en l’église Saint-Dominique à Bologne. C’est là qu’aura lieu le chapitre général du 800e anniversaire, en juillet et août prochain. A noter qu’il y a un siècle, le chapitre du 700e anniversaire s’était tenu à Fribourg.

Mis à part votre Père fondateur, qui sont les grandes figures qui ont fait rayonner l’ordre à travers les siècles?

En tant que théologien, je commencerais par saint Albert le Grand et saint Thomas d’Aquin. Au XIIIe siècle, saint Albert représentait cette ouverture de la théologie dominicaine vers le monde des sciences. Il a travaillé aussi bien sur le dogme chrétien que sur les écrits éthiques et politiques d’Aristote, et s’intéressait de près aux connaissances physiques et biologiques de son temps. C’était un scientifique universel. Il disait que le monde, en tant que tel, est le livre dans lequel nous devons étudier.

Saint Thomas était son élève...

Il est l’auteur de la «Somme théologique» qui met en dialogue la foi chrétienne et la raison. Cette grande synthèse traite de la connaissance de Dieu et du Christ, mais aussi des aspects plus pratiques de la vie chrétienne et des vertus chrétiennes. Cette œuvre magistrale est restée un texte de référence pour l’enseignement théologique jusqu’à aujourd’hui dans nos facultés catholiques. Autre signe de son génie, Thomas a écrit de grands commentaires sur les Evangiles et sur les Lettres de saint Paul.

Thomas d’Aquin était déjà très «moderne», si l’on pense à son approche des autres religions...

Saint Thomas a rédigé une seconde somme, la «Summa contra gentiles», où il explique les contenus de la foi dans l’optique d’un dialogue avec les non-croyants ou avec les croyants des autres religions, orthodoxes non latins, juifs ou musulmans. Il apporte ainsi une pédagogie, une méthodologie, à l’intention des missionnaires dominicains. Selon lui, pour aborder les peuples d’autres religions, il importe de faire coïncider notre argumentaire avec le leur. Thomas et les dominicains qui l’ont suivi au XIIIe siècle étaient très conscients du défi que représentait l’islam. Ils voulaient convertir ces gens. Mais jamais par le glaive, seulement par la parole et les arguments. Leur contemporain Humbert de Romans, le quatrième maître de l’ordre, le disait aussi: un bon prêcheur est celui qui sait parler aux juifs et aux musulmans dans leur langue.

»Plus tard, lors de la Réforme, c’est aussi un grand dominicain, le maître de l’ordre puis cardinal Thomas de Vio, dit Cajétan, qui a été le partenaire de dialogue privilégié de Martin Luther, lors de la Diète d’Augsburg. Le dialogue s’inscrit profondément dans notre vocation dominicaine. Encore aujourd’hui. Le projet de Centre suisse islam et société, à l’Université de Fribourg, ne propose pas autre chose.

Parmi les grandes personnalités de l’ordre se trouvent aussi des mystiques...

On retiendra en particulier Maître Eckhart, Henri Suso et Jean Tauler. Ces grands mystiques étaient avant tout des prêcheurs désireux de communiquer les contenus de la foi au peuple et aux communautés de Sœurs. Ils s’exprimaient en langue vernaculaire. Autre mystique à honorer: sainte Catherine de Sienne. Elle s’est battue pour faire revenir le pape d’Avignon à Rome. Elle n’y est pas parvenue, mais cette grande visionnaire n’a cessé de rappeler aux personnes de son temps qu’il fallait renouveler l’Eglise de l’intérieur.

»Une phrase d’elle, toujours actuelle, me touche beaucoup: «N’attendez pas le temps, puisque le temps ne vous attend pas.» Cette urgence, que l’on trouve aussi bien chez Albert et Thomas que chez les mystiques, c’est la proclamation de l’Evangile. Voilà l’inspiration fondamentale de saint Dominique: il faut proclamer sans tarder la Bonne Nouvelle pour le salut des âmes.

Ces éminents dominicains s’établissaient dans les villes, contrairement aux ordres monastiques, qui cherchaient plutôt le calme dans les campagnes. Pourquoi?

Il faut se souvenir que l’Ordre des prêcheurs est né à un moment où les villes commençaient à prendre une grande place en Europe, comme réalités sociales et économiques. Elles se libéraient de leur carcan féodal et gagnaient en autonomie, avec le développement des guildes et des confréries d’artisans. Les dominicains ont été attirés par ces pôles économiques et politiques en plein essor. On peut dire que l’Ordre des dominicains est très urbain. Sa mission de prédication trouve un terreau favorable dans ce milieu citadin, en manque de spiritualité. Cet apostolat de prédication urbaine est resté inchangé jusqu’à aujourd’hui. Et même à l’époque des grandes découvertes, lorsque des dominicains comme Antonio de Montesinos ou Bartolomé de Las Casas ont accompagné les explorateurs vers le Nouveau-Monde, on a retrouvé cette volonté d’accompagnement spirituel mais aussi critique d’un essor économique mercantile.

Historiquement, la présence dominicaine est très ancienne en Suisse. Les premiers Frères s’établissent déjà en 1230 à Zurich. Comment expliquez-vous pareille expansion?

Dès la fondation de la première communauté, en 1215 à Toulouse, Dominique a envoyé ses Frères à pied sur les routes, deux par deux, vers les grandes villes européennes, pour y étudier et y prêcher. Cette dissémination s’inscrit dans cette «urgence» de la prédication suscitée par notre fondateur. Des dominicains arrivent ainsi rapidement dans les Flandres, en Allemagne, en Suède, au Danemark, en Pologne, jusqu’à Kiev... Et bien sûr en Suisse, où la plupart des couvents sont fondés au XIIIe siècle déjà. Certains passeront plus tard à la Réforme, d’autres seront supprimés. Mais notre vocation n’a pas changé: offrir une prédication de qualité.

> www.op.org

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«Fribourg reste attractif pour les dominicains»

A Fribourg, les dominicains ont joué un rôle important dans la fondation de l’Université...

Guido Vergauwen: Le conseiller d’Etat Georges Python et le conseiller national Gaspard Decurtins cherchaient des professeurs pour leur projet de faculté de théologie. Une faculté qui devait être ouverte aux grands défis qui se posaient à l’Eglise à la fin du XIXe, ceux du socialisme et du communisme, ceux de la révolution industrielle et de l’anticléricalisme. Le pape Léon XIII a alors envoyé des dominicains qui, par leur formation thomiste, étaient à même d’affronter ces nouveaux problèmes d’ordre philosophique et de compréhension de la société.

On a dit qu’à l’Université, les dominicains avaient créé un «ghetto catholique»...

Je dirais le contraire. Les catholiques suisses, après la guerre du Sonderbund de 1847, s’étaient retrouvés «ghettoïsés», faute de Haute Ecole catholique à leur disposition. L’Université de Fribourg leur a alors offert un milieu où se former pour sortir du «ghetto» et apprendre à vivre dans la modernité. Les trois premiers professeurs dominicains qui ont débarqué à Fribourg étaient d’ailleurs très ouverts sur le monde: Albert-Maria Weiss était surtout spécialisé en économie politique, Thomas Coconnier enseignait la philosophie et Joachim Berthier était un grand connaisseur de la littérature italienne!

Aujourd’hui, quelle est l’importance de la présence dominicaine en Suisse?

On compte environ 80 dominicains, dont une bonne trentaine sont membres de la province suisse. Ils sont établis principalement à Genève, Zurich et Fribourg, avec dans chaque lieu une orientation spécifique. A Genève, ils assurent la prédication dans une paroisse et proposent un accompagnement spirituel aux institutions internationales. A Zurich, l’objectif est une présence dans la ville, selon l’inspiration d’origine de saint Dominique. Ils animent actuellement la paroisse francophone de Zurich, avec une ouverture œcuménique. Fribourg compte pour sa part deux communautés, au couvent Saint-Hyacinthe et à l’Albertinum, orientées toutes deux vers la formation, en lien avec l’Université.

Et du côté des Sœurs?

On dénombre trois monastères de moniales contemplatives à Estavayer, Schwytz et Weesen (SG), qui partagent la même vocation de la prière et de l’accueil. Plusieurs autres communautés de Sœurs sont disséminées à travers la Suisse, à Wil (SG), à Cazis et Ilanz dans les Grisons, à St. Niklausen (OW) ou encore à Rickenbach (LU). Elles gèrent des centres d’accueil ou de soins. Enfin, quelques fraternités laïques dominicaines sont rattachées à la province, à Genève, Villarvolard, Dornbirn, près du lac de Constance, ainsi qu’à Fribourg.

Depuis le début de l’année, vous êtes le provincial des dominicains de Suisse. Quels sont vos principaux défis?

Comme nous sommes répartis sur plusieurs lieux, et que nous avons en plus des Frères en mission en Amérique Latine et à Rome, où vit le cardinal Cottier, nous devons veiller à ce que les communautés et chaque Frère conservent l’objectif fondamental de l’ordre: la prédication de la parole face aux défis du monde aujourd’hui. Nous devons aussi faire face au vieillissement des communautés et au risque de rupture entre les générations. La province Suisse a actuellement deux jeunes frères en formation et un troisième qui fait son noviciat à Cambridge.

»Heureusement, grâce à l’Université et à la vivacité de nos communautés, Fribourg reste attractive comme lieu international de formation pour les dominicains. Nous accueillons ainsi à Fribourg des jeunes Frères venant de France, Croatie, Pologne, Tchéquie, Irlande, Argentine ou encore des Philippines. Cette universalité s’inscrit parfaitement dans l’esprit de notre fondateur. PFY

> www.dominicains.ch

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Repères

L’ordre en chiffres

> L’Ordre des prêcheurs compte environ 6000 Frères dans le monde. Les moniales dominicaines sont près de 4000 reparties sur 230 monastères. Les Sœurs dominicaines sont 24'600 appartenant à 150 congrégations.

Festivités en Suisse

> Dans le canton, l’ouverture du jubilé sera célébrée par une messe solennelle chez les moniales d’Estavayer, ce samedi à 10h30.

> A Zurich, le début du jubilé sera marqué le 13 novembre à l’ancienne église dominicaine (Predigerkirche), par des vêpres et une conférence sur le prieur Marquard Biberli, à qui l’on attribue une traduction complète en allemand de la Bible au XIVe siècle, soit avant la traduction de Luther. PFY

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