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Société

Les courses épiques

Etudiés par les ethnologues, investis par les artistes, les supermarchés sont parmi les derniers lieux publics accessibles. Et la visite de ces temples consuméristes semble aujourd’hui plus ritualisée que jamais

Legende.

Gilles Labarthe

Gilles Labarthe

21 avril 2020 à 15:48

En comparaison avec d’autres pays, la véritable histoire d’amour que les Suisses entretiennent avec leurs supermarchés ne cesse d’intriguer les chercheurs universitaires en sciences humaines. En temps normal, en Suisse, «faire ses courses» tient déjà du rituel presque journalier, ou au moins hebdomadaire. En ces temps de pandémie de Covid-19 et de confinement anxiogène, ce rituel est-il toujours le même? Les mesures de confinement sont-elles l’occasion de porter un autre regard sur nos croyances, normes et pratiques dans les grandes surfaces d’alimentation?

Les anthropologues insistent sur le fait que l’espace même des supermarchés est singulier: il est «construit» socioculturellement. Autrement dit, il «ne va pas de soi». Certains chercheurs ont par exemple été intrigués par la nette tendance de nombreux usagers à déambuler dans ces espaces clos et bien délimités, parfois sans but précis, comme s’ils venaient y chercher une forme de protection, un moyen d’être rassurés. Le supermarché permet de se mettre à l’abri du soleil, ou des intempéries. La température y est toujours stable et clémente, l’air climatisé, baigné de lumière et d’une douce musique d’ambiance.

Un décor

En France, Catherine Grandclément a longuement étudié la savante mise en scène de ce «décor», dans une thèse de doctorat intitulée: «Climatiser le marché. Les contributions des marketings de l’ambiance et de l’atmosphère». Elle observe entre autres que l’espace du supermarché «se caractérise par la disparition physique du vendeur au profit d’un apparent face-à-face entre les produits et les acheteurs».

Dans la revue Ethnologie française, le sociologue Franck Cochoy va plus loin. Il établit un parallèle entre habitudes héritées des temps passés (les promenades à la campagne, agrémentées d’achats chez les maraîchers ou sur les marchés) et modernité urbaine. «L’hypermarché a souvent pris la place (à l’extérieur) des jardins et potagers à la périphérie des villes, mais il fait aussi penser (à l’intérieur) à un (anti)jardin: tel un jardin, le supermarché possède ses «allées» (rayons), ses «carrés» (linéaires), sa «botanique» (étiquettes), ses «jardiniers» (démonstrateurs, manutentionnaires, «merchandisers»…) et ses «promeneurs» (visiteurs, acheteurs, consommateurs…). Mais ici, celui qui pousse la brouette, cueille et travaille n’est pas toujours celui qu’on croit.» Il souligne lui aussi la «disparition» des petites mains, notamment celle des agriculteurs sans le patient travail desquels, pourtant, rien ne serait possible.

Précurseur dans ces formes d’anthropologie de la vie quotidienne, Marc Augé s’est spécialisé dès les années 1980 dans l’étude des non-lieux: des espaces de circulation, où l’usager ne fait que passer, transiter, effectuer des choix, consommer plus ou moins furtivement, avant de repartir. Comme d’autres non-lieux tels que les autoroutes ou les halls d’aéroport, les espaces des supermarchés n’appartiennent pas aux consommateurs. Ils peuvent les fréquenter pour autant qu’ils respectent un contrat social en partie implicite («les habitudes, les usages»), mais aussi de nombreuses règles et injonctions affichées en toutes lettres. Marc Augé souligne à quel point ces espaces sont remplis de signaux: leur mode d’emploi en somme, qui s’exprime selon les cas de façon prescriptive («prendre la file de droite»), prohibitive («défense de fumer»), ou informative («vous entrez dans le Beaujolais»). Plus les signaux et le texte sont omniprésents, moins les échanges de paroles s’avèrent nécessaires.

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