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Société

Le virus des médias de réinformation

En Suisse, plusieurs TV dites «alternatives» diffusent des propos complotistes. Décryptage


 Gilles Labarthe

Gilles Labarthe

13 octobre 2020 à 04:01

Pandémie » Le Covid-19 a favorisé l’essor de théories du complot via les réseaux sociaux et les chaînes TV dites «alternatives». Pour Sebastian Dieguez, chargé de recherches au Laboratoire des sciences cognitives et neurologiques à l’Université de Fribourg, ces prétendus «médias de réinformation» sont inquiétants dans la mesure où ils incitent à la haine et au passage à l’acte. Interview.

Quel est votre parcours et comment en êtes-vous arrivé à vous spécialiser dans l’analyse des théories du complot?

Sebastian Dieguez: Je suis chercheur en psychologie, avec une spécialisation dans la psychologie clinique et les neurosciences. Mon intérêt pour les théories du complot est lié au fait que depuis le début de mes recherches, je travaille sur la formation des croyances, pourquoi et comment ça fonctionne. Je n’ai pas de passion particulière pour les théories du complot, pour moi c’est un objet d’étude.

Vous contestez l’idée reçue selon laquelle les complotistes seraient très imaginatifs: ils se contentent souvent «d’adhérer à un prêt-à-porter intellectuel low cost produit aujourd’hui à grande échelle», affirmez-vous…

Je suis surpris de voir à quel point les types de personnes qui adhèrent à ces théories du complot se revendiquent en même temps de l’esprit prétendument critique, avec la capacité de penser par soi-même plutôt que de se faire influencer par les experts ou des autorités: en fait, ils répètent toujours les mêmes propos. Ils ne font que recracher des théories qui existent déjà sur le marché, si on peut dire. On tombe à chaque fois sur l’existence mystérieuse d’un «Etat profond» ou deep state, d’un supposé «trafic d’enfants»… c’est très banal, au fond. Cela renvoie à des théories du complot qui circulent déjà aux Etats-Unis depuis des années. On retrouve même dans ces «théories» des propos qui remontent au XIXe siècle et ont nourri des mouvements fondamentalistes ou religieux incitant à la violence, entre autres. Voilà qui est plus inquiétant.

Ces propos nous renvoient au crypto-mouvement américain antidémocrate QAnon, omniprésent dans les récentes manifestations «antimasques» et dites «pour le retour à la liberté» en Europe, et aussi en Suisse…

Tout dépend de ce qu’on appelle «mouvement». QAnon reste un phénomène très marginal, même aux Etats-Unis, même s’il est animé par des personnes particulièrement vociférantes et qu’il dispose maintenant d’une élue locale. Mais c’est un phénomène très visible, grâce à son logo, ses slogans, l’utilisation des réseaux sociaux… Et aussi par le fait que certains de ses groupes de discussion ont depuis été censurés par Facebook, notamment pour propos extrémistes et menaces à la santé publique. Ce qui a accru l’attention sur eux et leur a donné l’occasion d’utiliser cette censure comme «preuve supplémentaire» de l’existence d’un prétendu complot… On tourne en rond avec de telles justifications. Le complotisme est pour ainsi dire piégé en lui-même, dans une posture de rejet. Il est aussi limité, parce qu’il est animé par des personnes qui n’ont pas d’autre moyen de se démarquer dans la société, sinon par cette posture antisystème. Le lien avec les discours populistes et extrémistes est évident.

Pourquoi et comment se répand-il aussi en Suisse?

Bonne question. Pourquoi des personnes «déçues» seraient-elles intéressées par un tel mouvement, aussi étranger? Pourquoi de pareilles théories réussissent-elles à appâter de nouveaux clients, qui gobent simplement ce qui circule sur les réseaux sociaux, et donc renoncent à la capacité d’enquêter par elles-mêmes, d’examiner avec sérieux? D’abord, parce que leurs contenus sont flous. Ils n’ont rien de très cadré, ni même d’historiquement démontrable: on peut les adapter à volonté. J’appelle ça «les théories dont vous êtes le héros»: vous pouvez choisir ce qui vous convient dans cet ensemble hétéroclite et souvent contradictoire, pour vous installer dans une posture de résistant face à une menace invisible, qui serait dans un sens rassurante, parce qu’elle désigne un ennemi extérieur. Par exemple, en rejetant l’origine du virus sur «les méchants des big pharmas». Et en choisissant de dénoncer un prétendu réseau de pédophiles sévissant dans des pizzerias, ou dans de mystérieuses galeries souterraines… Même si, à la base, tout cela est complètement à côté de la plaque. Il y a un autre risque: pour tenter de faire passer leurs idées délirantes, les adeptes de ces théories les greffent sur des causes plus générales et fédératrices, comme la défense des enfants, les mouvements contre la 5G, contre l’application SwissCovid, ou pour les médecines douces…

Parmi les soutiens directs et indirects des théories de QAnon, on trouve en effet des naturopathes et professionnels des médecines douces ou parallèles, actifs à Lausanne, Fribourg ou Genève… les «adeptes» de QAnon s’en prennent aussi beaucoup aux médias, qu’ils accusent systématiquement de propager des mensonges…

Pour eux, les médias font nécessairement partie du complot, ils sont du côté des méchants… Ou alors, ils sont tellement neutres qu’ils servent juste de porte-parole. Tout cela est assez paradoxal. D’abord, parce que les personnes qui diffusent ces théories du complot sont de grands consommateurs de la presse et des médias, souvent dans le but de les critiquer. Et aussi, parce que ces personnes qui à la fois mettent en doute les autorités, les milieux scientifiques et les médias, dans le même temps singent les médias en utilisant les mêmes outils, les mêmes mises en scène (avec génériques des «actualités», présentateur et plateau TV, ou invités supposés faire autorité, ndlr)… EIles cherchent à se donner une crédibilité et faire comme si elles présentaient des «vraies» news, de manière professionnelle. Et à capter l’attention.

José M./Unsplash

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