Histoire vivante. Fonctionnaire de l’ONU, la Bulloise Monique Rime a vécu l’enfer au Congo
La Bulloise d’origine parisienne Monique Rime a travaillé pour l’ONU au Congo en 1961. Elle témoigne
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Kessava Packiry
5 septembre 2024 à 11:11
Elle a beau être une femme de caractère, à l’humour pince-sans-rire, Monique Rime n’en reste pas moins humble. «Je ne sais pas si mon histoire va intéresser quelqu’un. Les jeunes ne savent même pas ce qu’est l’Organisation des Nations Unies, à quoi elle sert. Alors, parler des événements qui se sont passés au Congo en 1961…»
La Fribourgeoise a pourtant un passé qui sort de l’ordinaire. Alors qu’est sorti le dernier livre du journaliste Maurin Picard, Katanga! La guerre oubliée de la Françafrique contre l’ONU, celle qui est devenue Bulloise par mariage a accepté de témoigner. Engagée comme secrétaire au siège de l’Organisation des Nations Unies au Congo (ONUC) de décembre 1960 à fin décembre 1961, elle s’est retrouvée dans un bourbier sans nom. C’était une époque où le Katanga, riche province minière, cherchait à s’émanciper d’un Congo fraîchement libéré du joug belge.
Née Cégel à Paris, Monique Rime a gardé, à 87 ans, toute sa vivacité d’esprit. Mais plonger dans ses souvenirs reste difficile. Elle a vécu l’assassinat du premier ministre congolais Patrice Lumumba par les Katangais – avec la complicité de la CIA – , qui voyaient d’un mauvais œil son rapprochement avec l’Union soviétique; les combats féroces entre l’ONU et les troupes katangaises, menés par des mercenaires issus en grande partie de la France; la mort mystérieuse de Dag Hammarskjöld, communément appelé M.H., secrétaire général de l’ONU…
En postulant pour l’ONUC, imaginiez-vous le chaos dans lequel vous alliez débarquer?
Monique Rime: Non, pas un instant. Je savais qu’il y avait eu des troubles sérieux puisque l’ONU avait été appelée dans un but de pacification. Mais je suis partie dans l’ignorance absolue de la situation réelle.
Vous sentiez-vous en sécurité dans ce pays?
Au début oui. Mais l’amie avec qui je partageais un appartement, qui venait comme moi de l’AIEA (l’Agence internationale de l’énergie atomique) à Vienne, avait choisi une maison un peu excentrée, abandonnée par les Belges, dominant le fleuve Congo. Ce n’était clairement pas l’endroit idéal: l’armée congolaise commandée par Mobutu (qui n’était qu’un petit adjudant à l’époque) était stationnée près de notre villa. Nous devions traverser le camp militaire pour rentrer chez nous.
Un jour ses soldats nous ont prises en otage toute une journée en encerclant notre maison. J’ai appelé l’ambassade de France qui m’a répondu qu’elle ne pouvait pas intervenir étant donné mon statut de fonctionnaire internationale, donc dépendant de l’ONU (son intervention aurait pu déclencher une escalade, ndlr). Mon amie étant Suissesse, elle a contacté son ambassade qui a aussitôt organisé les secours.
Une délégation du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), de l’ambassade suisse et de nombreux expatriés suisses, dont celui qui allait devenir mon mari cette année-là, est intervenue. Les soldats ont laissé passer les véhicules, impressionnés sans doute par cette mobilisation. Je n’avais jamais eu peur de ma vie. Mais ce jour-là, oui. C’était proche de la panique.
L’ONU est intervenue dès l’été 1960 à la demande des autorités congolaises. Or Mobutu était un officier congolais. Pourquoi s’en est-il pris à vous?
En Afrique, c’est le tam-tam qui fonctionne. Un bruit s’était répandu que l’ONU voulait désarmer l’armée congolaise. C’était faux, l’ONU n’a jamais eu l’envie ni l’intérêt de désarmer cette armée. A Léo (Léopoldville, l’actuel Kinshasa, ndlr), il y a eu un rejet très violent de l’ONU; tous ses fonctionnaires se sont retrouvés en danger.
Or, les Congolais et l’ONU avaient un ennemi commun. Dans son dernier livre, Maurin Picard évoque la présence massive d’anciens officiers occidentaux, œuvrant comme mercenaires au Katanga, dont de nombreux Français, des anciens de la Résistance, de l’Indochine ou de l’Algérie. Ils auraient été encouragés, moyennant finances, à aller s’engager là-bas par les services secrets du pouvoir gaulliste, dans le dos du Quai d’Orsay. En aviez-vous eu connaissance?
Oui, tous les noms que l’auteur cite me sont connus. Nous les appelions les «affreux de Tshombé» (Moïse Tshombé, le président du Katanga, ndlr). J’ai fait des quantités de photocopies de rapports sur leurs agissements, que Maurin Picard a d’ailleurs retrouvées dans les archives de l’ONU à New York. J’ai particulièrement retenu le nom de Bob Denard (le chien de guerre de la France à cette époque, ndlr). C’était principalement sur lui que nous orientions nos recherches.
Ces mercenaires ont été abandonnés par la France, qui avait des visées sur les richesses minières du Katanga. Embourbé dans sa guerre en Algérie, le pays a préféré faire profil bas. Surtout, la France n’a pas voulu cautionner l’assassinat de Lumumba. Pourtant, ces mercenaires se sont fait un point d’honneur à poursuivre leur mission et à combattre les Casques bleus pour permettre au Katanga de s’affranchir du Congo. Ils ont en outre voué une haine tenace vis-à-vis du secrétaire général de l’ONU. Pourquoi?
Dag Hammarskjöld était un progressiste, favorable à l’accession à l’indépendance des peuples africains colonisés. Mais surtout, il voyait d’un très mauvais œil le Katanga faire sécession et vouait tous ses efforts à ramener cette province dans le giron du Congo. Les mercenaires, eux, travaillaient pour des puissances qui souhaitaient mettre la main sur les richesses du Katanga et qui voulaient empêcher le bloc soviétique de s’implanter dans la région. Au contraire de Dag Hammarskjöld, ils étaient de droite, voire d’extrême droite. Le sort des Africains leur importait peu. Ils étaient en train de perdre l’Algérie et continuaient à être mus par une certaine nostalgie du colonialisme.
Vous êtes une des dernières personnes à avoir vu Dag Hammarskjöld vivant.
Oui, c’était un dimanche et j’étais en congé. Mais un officier de sécurité m’a recherchée dans la ville de Léo et m’a retrouvée à la terrasse d’un restaurant. Il m’a ramenée au bureau où mon chef M. Vladimir Fabry avait besoin de mes services. J’ai aussi pris en dictée deux télégrammes adressés à M. Paul-Henri Spaak (ancien premier ministre de la Belgique, ndlr) à Bruxelles par M.H. C’est certainement le dernier message qu’il a dicté (Maurin Picard a pu consulter ces télégrammes aux archives diplomatiques belges. Il confirme que ce sont effectivement les derniers messages dictés par Hammarskjöld, ndlr).
Il était arrivé quelques jours plus tôt de New York et devait se rendre à Ndola, en Rhodésie du Nord (actuelle Zambie) à la frontière du Katanga. Il voulait convaincre le président Moïse Tshombé de mettre fin à sa sécession. Je me souviens de longues discussions dans le bureau de M. Sture Linner, le chef de la mission de l’ONUC. Les collaborateurs de M.H. voulaient le dissuader de faire ce voyage, des bruits couraient qu’il allait se faire assassiner. Lui n’y croyait pas. Il estimait être une personnalité trop importante, que personne n’oserait s’en prendre à lui.
De mon bureau, je l’ai vu partir avec sa délégation composée notamment de Vladimir Fabry, d’Alice Lalande, secrétaire du numéro 1 de l’ONUC, les 2 personnes dont j’étais le plus proche. A l’exception du chef de la sécurité, Harold Julien (qui décédera cinq jours plus tard de ses blessures), ils sont tous morts dans le crash de l’avion dans la nuit du 17 au 18 septembre, à l’approche de Ndola.
J’ai longtemps cru à la thèse de l’accident plutôt qu’à celle de l’avion abattu par un des deux jets militaires de Tshombé (dans son précédent livre Ils ont tué M.H., Maurin Picard évoque les nombreux témoignages qui vont dans ce sens et des impacts de balles sur l’avion. Mais cela n’a jamais été officiellement avancé, ndlr).
Cela vous fait encore mal de reparler de l’Afrique?
L’année 1961 a été intense, il y a eu beaucoup de drames. Quand j’ai quitté l’ONUC en décembre 1961, je ne voulais plus entendre parler de l’Afrique, cela a été ainsi durant des décennies. Je pense que j’étais trop jeune, je n’étais pas préparée à ça. Maintenant encore ces souvenirs douloureux sont parfaitement imprimés dans ma mémoire.
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L’OAS pourrait être impliquée dans les événements
L’ONU voulait poursuivre la mission que s’était fixée Dag Hammarskjöld, son secrétaire général. Quelques jours après sa mort, Monique Rime s’est retrouvée dans une délégation qui s’envolait pour Ndola. «On m’avait désignée pour cette mission car je connaissais tous les dossiers. A l’approche de l’aéroport, nous avons survolé l’épave de l’Albertina (surnom du DC-6 suédois affrété par l’ONU, ndlr), écrasée dans la forêt. Cette image est encore dans ma tête.»
La rencontre avec le président Moïse Tshombé se conclura par un cessez-le-feu temporaire. La sécession du Katanga sera définitivement réprimée en 1963, avec l’exil de son président. Aujourd’hui encore, la RDC reste convoitée pour ses richesses minières. La Chine garde un œil particulier sur le Katanga…
Mais la question demeure: qui a tué M. H.? Dans son dernier livre, Maurin Picard, journaliste et écrivain basé à New York et spécialiste de l’ONU, évoque les doutes avancés par l’ancien responsable de l’organisation au Katanga, Conor Cruise O’Brien. Ce dernier se dit convaincu que l’OAS a été impliquée. L’Organisation de l’armée secrète, adepte de méthodes terroristes et qui réunissait les membres de l’armée française les plus extrémistes en Algérie?
Maurin Picard éclaire: «L’OAS voulait que l’Algérie reste aux Français. Elle n’a pas digéré la volte-face du général de Gaulle, favorable à l’indépendance. Mais au sein de l’OAS, de nombreux officiers se démarquaient des projets d’attentat contre le président. Certains ont été placés dans des placards dorés, d’autres ont quitté l’armée. Quand ils apprennent que la France, de manière officieuse, veut envoyer des instructeurs au Katanga, ils n’hésitent pas. Le combat que mène la province correspond à leurs valeurs: éviter de voir l’ordre établi s’affaisser, combattre l’influence afro-asiatique et communiste. Leur combat va donc rebondir au Katanga. En ce sens, ils vouent une haine féroce à l’ONU. Et se montrent très radicaux. Paris, qui croyait pouvoir se débarrasser d’officiers dangereux de la scène algérienne, va se rendre compte qu’il a envoyé les mauvais pions au Katanga.»
Maurin Picard rappelle que lors du crash de l’Albertina, des témoins ont aperçu au sol des soldats affublés d’une casquette propre aux parachutistes déployés en Algérie…
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