Logo

Évasion

En bout de piste, un village

«La Liberté» est partie à la découverte de l’Europe des lieux abandonnés, ces ensembles architecturaux vidés de leurs habitants par les remous de l’Histoire ou les fracas la modernité. Aujourd'hui: situé en bout de piste de l'aéroport Charles de Gaulle, ce hameau est devenu un désert bruyant. 


Thierry Raboud

Thierry Raboud

16 juillet 2016 à 13:41

Non loin, des milliers d’anonymes s’envolent pour la Terre entière. Leurs avions s’arrachent au tarmac parisien dans un fracas assourdissant. Bienvenue en bout de piste de l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle, dans le centre historique du village de Goussainville, aujourd’hui à l’agonie. Une belle église du XIIe siècle, entourée de quelques rues grises aux maisons basses: rien ne semble avoir changé depuis un demi-siècle, sinon ces façades décrépies aux portes et aux fenêtres murées, sinon cette végétation qui, désormais, défie la pierre abandonnée.

On l’appelle le Vieux Pays. Un décor aux ruines intrigantes que la construction de l’aéroport en 1974 a placé pile dans l’axe d’une piste. Plus de 300 irréductibles continueraient à y vivre, au son des quadriréacteurs qui traversent le ciel toutes les trois minutes. «Vous savez, c’est comme habiter au bord du périphérique, on s’y habitue. Au bout d’un moment, on n’y fait plus attention», relativise Nicolas Mahieu, qui tient depuis 20 ans une librairie d’occasion sur la petite place en face de l’église. On le suit dans son antre où les livres tapissent les murs mais où les clients se sont faits bien rares. Son carnet de ventes en témoigne: «Au mois de mai, j’ai fait 60 euros en magasin. En mars, 21 euros. Je ne survis que grâce à internet où je vends aussi mes livres.» Et grâce au loyer très bas qu’il paie à la commune, propriétaire de la bâtisse et de la plupart des maisons du Vieux Pays.

Paysage de désolation

Un patrimoine embarrassant pour les autorités, qui ont l’interdiction de mener des opérations de «renouvellement urbain» dans cette zone de forte exposition au bruit, mais que la loi sur les monuments historiques empêche de tout raser (lire ci-contre). Résultat, rien ne bouge et la bien nommée rue Brûlée offre un paysage de désolation. A une extrémité, un garage, de l’autre, une école récemment rénovée où des cris d’enfants colorent à peine le bruit ambiant. Entre deux, des vitres sales dont le rideau s’écarte sur notre passage, et quelques ruines au toit effondré portant les stigmates de squatters venus prendre possession des lieux dans les années 1990. Au cœur du grand parc, un ancien manoir du XIXe siècle dont ne restent que les façades taguées, et, plus loin, une station de mesure du bruit.

Sur l’année 2014, celle-ci mesurait un bruit ambiant moyen de plus de 60 décibels: le volume ­sonore d’une conversation, déployée de manière ininterrompue par quelque 300 survols quotidiens, de jour comme de nuit. Reste que la Direction générale de l’aviation civile nous signale «une certaine diminution des arrivées et des départs entre 2012 et 2015». Présidente de l’association locale de défense contre les nuisances aériennes, Françoise Brochot n’y croit pas: «Depuis 2014, le nombre de mouvements a repris sa pente ascendante, et compte tenu des prévisions d’augmentation du trafic aérien, les mouvements seront de nouveau à la hausse chaque année.» Une situation qui rend «impensable, et de plus illégal, de vouloir réimplanter des habitants au Vieux Pays de Goussainville».

Concours d’idées

Faut-il dès lors abandonner la zone à son sort? Peu bavardes sur ce sujet sensible, les autorités ne sont pas inactives pour autant: elles ont soumis le cas à la 13e édition d’Europan, un concours d’idées ouvert aux jeunes architectes. Sur la trentaine de dossiers sélectionnés, trois ont été primés en décembre dernier, dont celui des lauréats Florent Vidaling et Camille Le Bivic.

«Il n’y avait pas de cahier des charges, car les problématiques sont assez évidentes dans le cas du Vieux Pays», expliquent ces deux architectes parisiens, que l’on rencontre dans le seul lieu où boire un verre loin à la ronde: une petite épicerie au cœur de la zone industrielle qui jouxte le vieux village. Entre deux atterrissages de charters, ils donnent de la voix: «Notre idée est de protéger ce patrimoine resté dans son jus depuis les années 1950, ce qui est assez rare dans la métropole parisienne, mais aussi d’en protéger les habitants», explique Florent. Plus concrètement, il s’agirait de «créer une structure coopérative permettant à tous les futurs usagers de participer à la définition du projet», cible Camille. «Nous espérons pouvoir fédérer des gens qui ont besoin d’un espace pas trop loin de Paris ni de l’aéroport, et qui sont attirés par des petits loyers. A terme, on pourrait aussi imaginer des choses plus ambitieuses comme de l’hôtellerie.» Oui, il en faut de l’ambition et des idées pour faire revivre ce village resté figé dans son passé à force d’être assailli des bruits du présent.

*****

Chronique d’un abandon

Où?

A quelques kilomètres de l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle, premier hub aéroportuaire européen.

Pourquoi?

Les nuisances sonores ont fait fuir les habitants, mais la loi française sur les monuments historiques interdit la destruction de la zone.

L’avenir?

Un projet de réhabilitation, encore à l’état de concept, a été lancé par le biais du concours Europan. TR

*****

«Il n’y a pas d’obligation légale d’entretenir ces bâtiments»

Au début des années 1970, alors qu’elle entamait la construction de Roissy-Charles de Gaulle, la société Aéroports de Paris (ADP) a cherché à convaincre le millier d’habitants du Vieux Pays, situés pile dans l’axe d’une piste, de quitter les lieux en rachetant leurs propriétés à des tarifs attractifs. En 1973, le crash d’un Tupolev sur le territoire de la commune a achevé de convaincre les indécis. Mais quelques irréductibles sont restés, car cette centaine de maisons en pierre n’ont pas pu être détruites comme l’aurait souhaité ADP: la loi sur les monuments historiques protège l’église, classée en 1914, mais aussi l’ensemble du bâti dans un rayon de 500 mètres...

«Les constructions anciennes et de qualité, dans ces périmètres, sont en général conservées, restaurées et entretenues dans les règles de l’art car elles forment l’écrin de présentation des monuments protégés», explique Jean-Baptiste Bellon, responsable du dossier pour les Bâtiments de France. Qui rappelle cependant qu’«il n’y a pas légalement d’obligation d’entretenir un bâtiment dans un périmètre de protection des monuments historiques». L’écrin a donc été muré et laissé à l’abandon pendant quarante ans, non sans inspirer des projets de village du livre, de village de l’artisanat, ou de... village dédié aux sourds-muets. En 2009, la ville a racheté ce patrimoine à ADP pour un euro symbolique et contre 2,3 millions de subventions destinés à la réhabilitation du Vieux Pays. «Nous y sommes bien sûr favorables, si le projet de réhabilitation est de qualité», indique Jean-Baptiste Bellon. TR

Ce contenu provient de notre ancien site web. Il est possible que sa mise en page ne soit pas idéale. En savoir plus

Dans la même rubrique

Évasion

Découvrir Genève au fil de l’eau

En aval du Rhône, la Cité de Calvin se fait carrément plus rock’n’roll. Découverte loin des clichés entre disquaires, salles de concert, lieux d’exposition et chemin invitant à la déambulation.