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Écologie

Climat. Une méthode fribourgeoise pour observer le pergélisol

Des chercheurs de l’Université de Fribourg ont développé une méthode qui permet de mesurer l’ampleur de la fonte du pergélisol alpin, cette couche formée de glace, de roche et de sédiments.

La méthode permet aussi d’améliorer la prévision des glissements de terrain et des éboulements.Keystone/photo prétexte

Luigi Jorio
, Swissinfo

Luigi Jorio et , Swissinfo

26 septembre 2024 à 00:00, mis à jour à 08:17

Temps de lecture : 5 min

La fonte rapide des glaciers suisses, qui ont perdu 10% de leur volume en seulement deux ans, est le signe le plus visible du réchauffement climatique. Or, les glaciers ne sont pas les seuls à souffrir de la chaleur. Composante invisible de la cryosphère, le pergélisol, dont la température demeure inférieure à 0 °C, dégèle, lui aussi, rapidement.

Le pergélisol, que l’on trouve dans les Alpes au-dessus de 2500 mètres, couvre près d’un quart de la surface de la Terre et représente quelque 5% du territoire suisse. Cette couche formée de glace, de roche et de sédiments agit comme une sorte de «colle» qui stabilise les pentes des montagnes, autrement peu sûres.

Lorsque la glace qu’elle contient fond, le risque de catastrophes naturelles telles que l’éboulement de Bondo qui avait fait huit morts en 2017 augmente. «Il est donc important de pouvoir mesurer le pergélisol et de suivre son évolution», relève Christian Hauck, professeur de géographie physique à l’Université de Fribourg.

Récemment, la mesure du pergélisol en Suisse a franchi une nouvelle étape: Christian Hauck et son groupe de recherche ont mis au point une nouvelle méthode de mesure pour quantifier la perte de glace dans le sol. Cette méthode peut être utilisée non seulement dans les Alpes, mais aussi dans l’Arctique, où la fonte du pergélisol peut libérer de puissants gaz à effet de serre dans l’atmosphère (lire ci-dessous).

Selon une méthode utilisée dans le monde entier, les chercheuses et chercheurs forent des trous dans le sol jusqu’à 100 mètres de profondeur pour mesurer la température du pergélisol et ainsi étudier son évolution. En Suisse, cette méthode est utilisée à plus de 20 endroits dans les Alpes, où le permafrost se réchauffe d’environ 1 °C par décennie. Mais les forages sont compliqués et coûteux, surtout en altitude, et ils ne permettent pas de mesurer la quantité de glace.

Une autre technique consiste à faire passer un courant électrique entre des électrodes placées à la surface et à mesurer la résistivité électrique (l’intensité de la résistance au passage du courant électrique). Plus il y a de glace dans le sol, qui conduit l’électricité moins bien que l’eau, plus la résistivité est élevée.

Deux méthodes combinées

Le groupe de recherche de l’Université de Fribourg a associé l’approche de la résistivité avec l’utilisation de capteurs sismiques, au sein desquels un signal acoustique est envoyé dans le sol. Les informations recueillies, combinées aux données de température, permettent de mesurer le pergélisol sur de grandes surfaces et de calculer la quantité de glace qu’il contient, explique Christian Hauck. «Nous obtenons une image tridimensionnelle du pergélisol. C’est comme une tomographie du sol», note-t-il.

Les mesures effectuées à 3410 mètres d’altitude sur les versants du Stockhorn, en Valais, ont montré que le pergélisol alpin de la région avait perdu quelque 15% de sa glace entre 2015 et 2022. «C’est la première fois que nous quantifions la perte de glace souterraine dans le pergélisol, nous ne pouvons donc pas dire si c’est beaucoup ou peu», précise Christian Hauck.

Il est néanmoins clair que les journées les plus chaudes de l’été ont un effet négatif. Les périodes de températures extrêmes, même de courte durée, augmentent l’épaisseur de la «couche active», la couche supérieure du pergélisol qui se décongèle pendant l’été et regèle en hiver.

La chaleur se propage alors en profondeur et fait fondre la glace contenue dans le pergélisol. Selon une récente analyse de données recueillies à travers toute l’Europe, un seul été plus chaud que la moyenne, comme celui de 2022, peut suffire à provoquer une perte irréversible du pergélisol dans les montagnes.

Le «point de non-retour» du pergélisol est atteint lorsque le dégel estival ne peut plus être compensé par le gel hivernal et que seul un changement climatique important permettrait de rétablir les conditions initiales.

Christian Hauck
« Nous ne savons pas encore exactement ce qu’il se passe si le pergélisol dégèle »
Christian Hauck

Le froid hivernal ne peut plus pénétrer suffisamment profondément et la glace contenue dans le sol fond de plus en plus rapidement, explique Christian Hauck. Selon lui, le pergélisol a déjà atteint un point de bascule, ou est proche de l’atteindre, dans de nombreuses régions des Alpes.

Selon les conditions géologiques, la disparition du pergélisol peut entraîner une augmentation des glissements de terrain et des éboulements dans des lieux où de telles catastrophes n’étaient pas possibles auparavant. Les chutes de pierres représentent une menace pour les randonneuses et randonneurs en montagne ainsi que pour les infrastructures construites sur le pergélisol, telles que les refuges alpins, les remontées mécaniques et les paravalanches.

D’après Christian Hauck, disposer de méthodes de mesure permettant d’anticiper de manière fiable les points de rupture que pourrait franchir le pergélisol aidera à améliorer notre capacité à prédire les risques naturels.

Evolution lente

Malgré les recherches menées dans les Alpes et les régions arctiques, l’étude des interactions entre le pergélisol et le changement climatique, ainsi que les conséquences de son dégel, font encore défaut. «Que se passe-t-il si le pergélisol dégèle? Le sol devient-il plus humide en raison de la présence accrue d’eau, ou plus sec parce que l’eau de fonte est drainée et s’évapore à cause du réchauffement climatique? Nous ne le savons pas encore précisément», indique Christian Hauck.

On sait, du reste, que le pergélisol réagit plus lentement au changement climatique que les glaciers et qu’il devrait donc continuer à exister plus longtemps. «Il y en aura probablement encore dans 150 ou 200 ans», estime Christian Hauck.

En attendant, le lent dégel du pergélisol exposera de plus en plus de lieux comme le village de Bondo à des risques de catastrophes naturelles, rendant ainsi sa surveillance essentielle dans les décennies et les siècles à venir.

Utile aussi dans l’Arctique

La fonte du pergélisol dans l’Arctique peut endommager les infrastructures telles que les routes, les gazoducs et les réseaux électriques, affectant des millions de personnes de la Russie au Canada. Elle pourrait également réactiver d’anciens micro-organismes piégés dans la glace.

De surcroît, le pergélisol peut libérer de grandes quantités de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, aggravant encore le réchauffement de la planète. Les cratères formés par le dégel du pergélisol et l’effondrement des terres se remplissent d’eau. Ces nouveaux lacs constituent un habitat idéal pour les bactéries qui dégradent la matière organique emprisonnée dans le pergélisol, produisant ainsi du CO2 et du méthane (CH4), deux gaz à effet de serre.

Selon Bernd Etzelmüller, qui dirige le département des géosciences de l’Université d’Oslo, en Norvège, la technique de mesure mise au point en Suisse pourrait théoriquement permettre d’identifier les masses de glace dans le pergélisol et de repérer les endroits susceptibles de libérer des gaz à effet de serre. «La méthodologie est universelle, tout comme les processus physiques du pergélisol.»

La méthode développée par l’Université de Fribourg pourrait aussi permettre de mieux comprendre les effondrements et les glissements de terrain causés par la fonte du pergélisol, qui sont difficiles à étudier par d’autres méthodes, indique Ylva Sjöberg, professeur d’écologie et de sciences de l’environnement à l’Université d’Umeå en Suède.

LJ, Swissinfo