Récit sportif. le cri de Jacques Deschenaux
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Adolescent, Blaise Hofmann s’est pris de passion pour la première vraie star du FC Sion
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Blaise Hofmann
10 août 2022 à 04:01
Récit sportif (3/6) » Des écrivains, sportifs ou journalistes se remémorent l’un de leurs plus beaux souvenirs sportifs. En collaboration avec les éditions Cousu Mouche, la démarche Rien de plus fort se poursuit avec l’écrivain Blaise Hofmann.
Par quel hasard tordu un petit Vaudois se met à broder au fil rouge les lettres du FC Sion sur un ballon de tissu durant ses cours de couture? Pourquoi tous ces fanions à deux étoiles dessinés sur les pages de mes cahiers? Comment en suis-je venu à coller sur la couverture de mon bulletin scolaire de cinquième année une photo de l’équipe du FC Sion où figure au premier rang, entre deux moustachus, mains sur les genoux, un visage basané, un seul, celui d’Aziz Bouderbala?
Pourquoi lui? Pour ses feintes de corps et ses passements de jambes? Parce qu’il était le seul non-Européen de l’équipe, au milieu des Bonvin, Balet, Pittier, Sauthier et Fournier? Aziz Bouderbala n’est peut-être finalement qu’un nom, deux mots qui ont su colorer mes 8 ans. En fouillant dans ma cave, je ne retrouve pas les albums Panini des championnats suisses, je déniche par contre celui de la Coupe du monde organisée au Mexique en 1986.
Mexico 86, c’est «ma» Coupe du monde, mes premières émotions sportives, le premier match suivi de bout en bout à la télévision (celle de mes grands-parents), mes premières larmes lors du quart de finale Brésil-France: le «football-samba» contre cet enfoiré de Platini. D’insoutenables prolongations et l’inévitable séance de penaltys. Le pas d’élan de Sócrates et l’arrêt de Joël Batz. Le tir mal cadré de Platini et tout le salon qui explose de joie. Un boulet de canon de Julio Cesar sur le poteau et plus un mot. Luis Fernandez regarde par terre, se gratte le nez, place son ballon, aplatit une motte de terre, recule de douze pas, s’élance, shoote, qualifie son équipe et m’arrache des larmes inconsolables.
Mexico 86, c’est aussi la révélation des Lions de l’Atlas. Dans l’album Panini, Aziz Bouderbala avait beau être élu meilleur joueur lors de la Coupe d’Afrique des nations, il devait partager sa vignette avec un coéquipier; le Maroc n’avait droit qu’à une page, comme la Corée du Sud, l’Algérie, le Canada et l’Irak. C’est dire si on n’attendait rien d’eux.
Au premier tour, le Maroc tient en échec l’Angleterre de Lineker (0-0), la Pologne de Boniek (0-0) et met une raclée aux Portugais, grands favoris sur le papier. En huitièmes de finale, il faut attendre un coup franc à la 88e minute de Lotar Matthäus pour que l’Allemagne (la RFA) se défasse des Lions de l’Atlas… Qu’importe, le Maroc est la première équipe africaine à accéder au second tour d’une Coupe du monde. Les supporters attendent les joueurs par milliers à l’aéroport de Casablanca. Une réception organisée par le roi Hassan II rassemble 300 000 fans dans le stade Mohammed V. En deux semaines, Aziz est devenu un héros national.
Plus de trente ans ont passé et je visionne des vidéos Youtube de piètre qualité. Quelle élégance, des allures de panthère, des accélérations fulgurantes, un dribble imprévisible, des feintes de corps qui font glisser les adversaires, des passements de jambes, un crochet qui suffit à mettre trois défenseurs dans le vent. Il sait lire le jeu, exploiter les espaces vides, remonter seul une moitié de terrain, un petit pont et centre de l’extérieur du pied, amorti de la poitrine dans la course entre deux défenseurs et shoote, une tête plongeante de plusieurs mètres, une volée dans un angle mort, et toujours la même joie enfantine à célébrer un but…
Je cherche à joindre l’un de ses anciens coéquipiers, le fantasque Christophe Bonvin. Je l’avais rencontré plusieurs fois à Martigny dans la librairie Des livres et moi, qu’il a rachetée avec son épouse.
– Tu tombes bien, Aziz était un pote! On se voyait souvent. Je me souviens d’un camp d’équipe à Agadir, en 1986, il était tellement content de nous montrer son pays! On avait fait les souks, marchandé des tapis. Un jour, notre bus n’avait qu’une minute de retard, il était si fier de nous prouver que les Marocains savaient aussi être ponctuels!
Aziz vivrait aujourd’hui à Casablanca avec sa femme, une Valaisanne, une Taramarcaz; il semble qu’il n’ait conservé aucun contact avec les joueurs du club, que son départ se serait fait dans la douleur… J’obtiens cependant le contact d’un autre joueur de la sélection marocaine, un certain «Chicha», de son vrai nom Mohamed Rabih, il vit aujourd’hui à Martigny, c’est un habitué de la pelouse du stade d’Octodure, il travaillait comme agent d’entretien et entraîneur des juniors.
Au téléphone, Chicha évoque volontiers son ami Aziz, avec des intonations qui marient le phrasé marocain et l’accent valaisan. Tous deux ont joué en sélection marocaine. Aziz était un joueur solitaire, timide, taiseux, il parlait avec le ballon, il ne s’énervait jamais sur le terrain ou dans les vestiaires, il était très pratiquant, ne buvait pas, ne fumait pas.
Rapidement, Chicha passe au «tu». Ranimer le passé lui fait visiblement du bien. Il se réjouit de retourner en vacances au Maroc… quand la pandémie du coronavirus le permettra (on est en 2020); pour sûr, il ira boire un thé avec Aziz.
– Mais dis, tu sais qu’il voulait être musicien? Il avait fait le conservatoire. Il joue de l’oud. Ecoute, je vais t’envoyer une vidéo sur WhatsApp, O.K.? C’était en 1986, juste après la Coupe du monde…
Je remercie Chicha et raccroche. Quelques minutes plus tard, mon téléphone vibre. C’est une photo de deux vieux amis, bras dessus, bras dessous, qui portent le maillot du WAC de Casablanca.
Mon téléphone vibre à nouveau. C’est une vidéo de quatre minutes. Aziz porte le training de l’équipe nationale, il joue de l’oud, un peu nerveux au début, il se détend, sourit, marque la cadence de la tête, ses coéquipiers frappent des mains, l’encouragent, claquent des doigts, ferment les yeux, hésitent plusieurs fois à chanter mais préfèrent laisser Aziz jouer, avec son plectre, avec son ballon, le même jeu, la même justesse, les mêmes changements de rythme, les mêmes échappées, les mêmes improvisations, la même harmonie, peut-être le match de sa vie.
Une légende du football en training qui joue de l’oud… je crois… je crois que cette émotion vaut celle d’un quart de finale Brésil-France quand on a 8 ans.
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