Logo

Les lettres à nos aînés

Je souhaite à mon fils de connaître un collègue comme toi


18 mai 2020 à 04:01

Lettre à nos aînés

Cher Irénée, le temps passe, les années filent si vite et je m’en veux qu’un virus ait été nécessaire pour t’écrire enfin. Bien sûr, tu n’es ni mon père, ni mon oncle. Aucun gène commun dans notre sang. Pourtant, tu as participé à construire un bout de ma vie et bien que les années aient inhumé la séparation de nos chemins, je n’ai pas oublié.

Notre première rencontre a eu lieu après la naissance de mon second enfant. J’avais accepté un poste dans une entreprise de transport. Je n’y connaissais rien, mais j’étais motivée. C’était effrayant de commencer un nouveau travail dans un secteur inconnu, auprès de gens qui l’étaient tout autant. Ce matin-là, j’ai poussé la porte du bureau le ventre serré autant par l’appréhension de la nouveauté que par la tristesse d’être séparée de mon bébé. Et je t’ai vu. Tu portais le sourire aussi généreux que la barbe, les cheveux grisonnants, les yeux bleus d’un ciel d’après orage. Déjà, tu t’appliquais à m’accueillir comme on adopte un chaton terrifié.

Nous avons travaillé quelques années ensemble. De toi, j’ai appris les bases de mon métier. Oh, pas uniquement la capacité des camions, le type de wagons ou la logistique. J’ai aussi appris les chants que tu répétais avec ton chœur, le nom des montagnes sur lesquelles tu t’évadais, quelques nouveaux jurons, aussi. En patois. Tes éclats de rire autant que tes accès de rage envers cette informatique que tu exécrais. Nous avons échangé nos forces, toi en alimentant mon cursus de ton expérience pratique, moi en compensant tes failles en matière de technologies. Un jour, pourtant, la technologie a eu raison de toi. A l’heure où l’expérience ne suffit plus, tu as choisi d’échanger ton bleu de travail pour le vert des alpages. On a fêté ta retraite au vin blanc, amuse-bouches et tout le toutim. On a chanté, dans cette langue du terroir qui se meurt au sein des villages à chaque fois que la cloche de l’église sonne.

Mon fils a 19 ans aujourd’hui. Il démarre sa vie professionnelle. Je lui souhaite la chance de profiter de la connaissance d’un homme comme toi, à la sympathie féroce, à la gentillesse constante et à l’humour contagieux. J’espère que tu chantes toujours, dans ton beau costume d’armailli. Que tes pas te conduisent aussi souvent que possible sur cette montagne que tu aimes tellement. Dans mon cœur à moi, il y a une mémoire qui ne faillit pas et qui parfois fredonne ces airs que tu m’as enseignés.

Prends soin de toi, cher collègue. Avec toute mon amitié.

Marie-Christine Horn, écrivaine, La Roche

Rubrique lancée par La Liberté, Arcinfo, Le Quotidien jurassien, Le Journal du Jura et Le Nouvelliste. A écouter aussi Porte-Plume, à 11 h, sur RTS-La Première. Pour vos lettres à nos aînés: redaction@laliberte.ch

Ce contenu provient de notre ancien site web. Il est possible que sa mise en page ne soit pas idéale. En savoir plus