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La Liberté part en échappée

Bernard Chambaz. «Le vélo est un facteur de progrès»

Le défi vert et la pandémie ont donné un nouvel élan à la pratique du vélo. Le moteur électrique l’a accélérée. Il va continuer à accompagner les avancées sociales, estime l’écrivain français Bernard Chambaz


Thierry Jacolet

Thierry Jacolet

30 juin 2023 à 23:15

Vélorution » Il ne paie pas de mine, cet objet squelettique avec son guidon, ses deux roues et sa selle. Il suffit pourtant de l’enfourcher pour changer de point de vue. Une fois dessus, on s’ouvre vers l’extérieur, on se reconnecte avec des sensations élémentaires. Tous nos sens se mettent en éveil. L’espace mental s’élargit. Et si vous ajoutez une batterie électrique, le monde devient plat et accessible sans effort ou presque. Vous (re)découvrez alors toutes les possibilités qu’offre la monture: aller au travail, aux commissions, à la crèche, livrer, faire des cols…

Le vélo pouvait encore passer pour ringard il y a quelques années. Il s’essoufflait jusqu’à ce que la pandémie lui donne un nouvel élan. Les ventes explosent, surtout grâce à l’assistance électrique. Au point que le mot «vélorution», renvoyant au mouvement cherchant à privilégier le vélo aux transports polluants, est entré dans le Robert 2023. Cet objet né à l’ère l’industrielle il y a plus de 200 ans ne cesse d’être un marqueur des changements d’époque.

Mû par l’énergie musculaire renouvelable, il incarne aujourd’hui l’avenir à l’heure du réchauffement de la planète. Il est le symbole du monde d’après. Une belle mécanique qui roulera encore quand les puits de pétrole seront à sec. Ou quand les bombes auront cessé un jour de tomber en Ukraine, où il est devenu le moyen de transport le plus fiable en raison des pénuries de carburant et des routes dévastées.

Plus fiable qu’à Paris, confirme Bernard Chambaz, 74 ans, un écrivain et poète féru de vélo qui arpente occasionnellement les rues de la capitale à deux-roues depuis soixante ans. Vélo, boulot, bobo? «A Paris, l’espérance de vie diminue à vélo. Mais si on prend du recul, il rend les villes plus agréables à parcourir», apprécie l’auteur de Petite Philosophie du vélo (Ed. Champs Flammarion).

Pourquoi ça roule aussi bien pour le vélo?

Bernard Chambaz: Parce qu’il y a une demande croissante importante liée au défi écologique, notamment de la part des générations plus jeunes. Mais il ne faut pas croire que c’est en pédalant que l’on va sauver la planète.

Cet engouement ne traduit-il pas un besoin de ralentir dans cette société qui fonce droit dans le mur?

C’est un leurre car on continue de fabriquer des grosses voitures polluantes. Et même si les véhicules électriques se vendent davantage, il y a beaucoup de problèmes à régler, notamment le poids environnemental de la batterie. Certains font du vélo en semaine et prennent l’avion le week-end pour aller à Nice. C’est de l’ordre du cynisme. Le vélo n’est ni lent ni rapide. Ce sont les jambes et le cœur qui permettent d’avancer. Cela renvoie à la vieille sagesse de Montaigne: «Mon cœur ne va, si mes jambes ne l’agitent.»

Sauf qu’aujourd’hui, c’est le moteur électrique qui a relancé le vélo…

Le vélo électrique est une révolution à la campagne et à la montagne. On peut aller partout avec. Cette nouvelle offre est comparable au développement du vélo lors du Front populaire en France. La création des congés payés en 1936 a donné ses lettres de noblesse à la bicyclette.

Le vélo accompagne-t-il les avancées sociales?

Oui. Par exemple, à la fin du XIXe siècle, il représentait un rêve inaccessible pour beaucoup. C’était un bel objet industriel qui coûtait cher. En économisant longtemps, les instituteurs pouvaient s’en acheter et plus tard les ouvriers les plus qualifiés pouvaient se le permettre aussi. Et dans les années qui ont suivi la Libération, il est devenu accessible au plus grand nombre. Le magnifique film italien de Vittorio De Sica, Le voleur de bicyclette, sorti en 1948, montre bien l’importance du vélo dans la vie sociale.

L’accès au vélo est un signe de progrès?

Oui, c’est un facteur de progrès, pour la simple raison que c’est le moyen par excellence qui permet l’exercice de notre liberté. Les hommes se sont longtemps approprié le vélo, qui était pourtant surnommé la petite reine. Il est aujourd’hui un élément qui contribue à l’égalité croissante entre les hommes et les femmes. Elles sont toujours plus nombreuses à en faire. Le champion cycliste français Marc Madiot disait dans les années 1980 qu’une femme à vélo, c’est moche. Au contraire, les femmes sont belles à vélo.

Et en plus, elles pacifient les routes?

Non, expérience faite, je ne pense pas qu’elles mettent plus de paix. Ce ne sont pas les Sabines du temps de Rome, célèbres pour apaiser les passions. Globalement, elles ont les mêmes comportements que les hommes.

Pourquoi le vélo arrive-t-il toujours à se réinventer et à rester populaire?

Parce qu’il est bien ce symbole de liberté, une ouverture au monde et à la nature. Je suis un apôtre de la rencontre entre monde intérieur et monde extérieur: le vélo est à la jonction. Le Suisse Charles-Albert Cingria, un des premiers écrivains au monde à faire de la littérature sur le vélo, résume bien cet agrément: «Il fait froid mais le vent est avec nous. Moi, je ne regarde plus rien, je pédale. C’est si agréable!»

Le vélo est l’autre nom du plaisir, malgré l’effort?

Quand Spinoza était à Amsterdam au milieu du XVIIe siècle, il considérait l’endurance, l’énergie et le plaisir comme des concepts essentiels. Il est amusant de constater qu’ils correspondent parfaitement à l’usage du vélo. Cela n’a pas changé de nos jours. On revient toujours aux fondamentaux. Je fais du vélo depuis 60 ans et j’ai toujours du plaisir à aller à la rencontre du monde et des hommes et femmes qui en font partie. Dans mon club de cyclosportifs, plusieurs aiment aussi le «vélotaf», c’est-à-dire aller au travail à vélo.

Même avec l’assistance électrique? Pour les puristes comme vous, le vélo électrique, ce n’est pas un sacrilège?

La pratique du cyclisme est un sport bienveillant pour les personnes plus âgées. Et quand le vélo est doté d’un moteur électrique, il est davantage bienveillant. Même si je préfère avancer à la force des mollets et même si le recyclage des batteries pose problème, le vélo électrique emporte ma conviction. Regardez la baisse des voyages d’été à l’étranger avec des moyens de transport polluants comme l’avion. De plus en plus de monde reste dans son propre pays pour faire du cyclotourisme. A tous les âges. Et il est frappant de voir des gens qui partent plusieurs semaines en randonnée à vélo. Cette pratique contribue au phénomène. On assiste à une «vélorution», même si elle est plus perceptible et plus décisive en ville qu’à la campagne et si elle touche davantage la bicyclette (à guidon plat) que le vélo (à guidon de course).

Cette vélomania, c’est plus une toquade de citadins qu’un phénomène large et durable?

C’est un phénomène qui se joue dans les grandes villes et qui va s’étendre au-delà. En même temps, l’offre s’est étoffée en matière de vélos électriques et ils sont plus accessibles financièrement, ce qui a attiré toute une catégorie de nouveaux utilisateurs, aussi bien les seniors que les jeunes. Beaucoup de femmes aussi. Les Scandinaves ne nous ont pas attendus pour en faire un objet de la vie quotidienne.

Pourquoi les pays du Nord sont-ils en avance?

Les Scandinaves et les Pays-Bas ont ce rapport à la bicyclette plus ancien et plus ancré. Ce sont des pays plats et je pense qu’il y avait une culture du patinage à glace sur les canaux en hiver qui a favorisé le passage à la bicyclette et au vélo.

Dans ces pays, les villes ont été adaptées au vélo. Peut-il les rendre meilleures?

Sans aucun doute, le vélo et le vélo électrique sont un moyen de rendre la ville plus vivable, plus agréable. Mais c’est très compliqué. Cela ne marche pas à Paris par exemple. La ville a construit un boulevard périphérique dans les années 1960 et elle en a toujours besoin. Tout est une question d’équilibre et de temps. Qu’il faille éviter d’asphyxier les villes avec les voitures, c’est une certitude. Je suis plus réservé sur la mise en œuvre de politiques urbaines dites de mobilité douce.

Pour quelles raisons?

En raison de la place excessive et parfois illogique prise par les voies réservées aux cyclistes, souvent au détriment des transports en commun. En raison des dangers permanents qu’on y court. En raison de la libéralisation de la trottinette. Pour ma part, je n’emprunte pas les voies cyclables: c’est plus prudent de rouler sur la chaussée. Je peux mieux anticiper les mouvements des automobilistes que ceux des autres cyclistes et surtout des trottinettistes.

La prochaine étape, c’est de sécuriser la cohabitation entre usagers de la route?

Aucun doute. Les Anglo-Saxons ont une expression et des panneaux pour cela: «Share the road» («Partagez la route», ndlr). Et n’oublions pas les piétons!

(legende)La pandémie et la crise climatique ont donné un nouvel élan au vélo. Les ventes ont explosé, surtout grâce à l’assistance électrique, et au développement des pistes cyclables. Keystone

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