La désillusion des cultivateurs de coca
La Colombie ne les a pas aidés à se reconvertir. Ils n’espèrent rien de l’élection présidentielle dimanche
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Nolwenn Jaumouillé
24 mai 2022 à 04:01
Colombie » Don Tito Orjuela a 11 ans lorsqu’il apprend à transformer la coca dans un laboratoire de production de cocaïne à Puerto Lleras, dans le centre de la Colombie. Il en a 47 quand il décide en 2015 d’arracher ses 7 ha de plants de coca illicites à Vista Hermosa, un peu plus au nord. «J’ai travaillé toute ma vie avec la coca», raconte cet agriculteur, attablé dans un café de ce village qui fut longtemps le théâtre des affrontements opposant pendant plus de 50 ans l’Etat colombien à la guérilla des FARC. Ce fut aussi une région d’intense production de cocaïne, source de financement des groupes armés.
En 2016, l’accord de paix signé entre les deux parties prévoit de soutenir les cultivateurs de coca prêts à rentrer dans le rang. C’est à cette occasion que Don Tito, comme 99 000 foyers dans le pays, s’engage à cesser les cultures illicites. En contrepartie, l’Etat doit leur verser 36 millions de pesos (aujourd’hui 8400 francs). Les 12 millions sous forme de paiements sur un an, le reste dédié à développer des projets productifs de moyen et long terme, c’est-à-dire des cultures légales de substitution, comme le café ou le cacao. «C’était le moment pour que le pays change», pense-t-il alors plein d’espoir.
Programmes inadaptés
Six ans plus tard, Don Tito n’a vu la couleur que du premier tiers, alors que l’intégralité des fonds devait être versée sur 3 ans. «Au niveau national, seuls 10% des familles ont reçu l’aide dédiée aux projets de substitution», souligne Maria Alejandra Vélez, économiste à l’Université de Los Andes. En cause, suggère-t-elle, «un mélange de mauvaise planification et de manque de volonté politique», le président sortant Ivan Duque ayant toujours été hostile aux accords de paix. Un président qui va laisser sa place après l’élection de ce dimanche et du 19 juin (2e tour). La possibilité inédite d’une victoire de la gauche au deuxième tour ne donne aucun espoir à l’agriculteur, qui soupire: «Qui que ce soit, il n’agira que pour lui-même.»
Au-delà du retard, Don Tito reproche à l’Etat un soutien inadéquat. «Ils ne comprennent pas la réalité rurale: on demande de la nourriture pour les poissons, ils nous donnent des engrais pour la terre.» Désillusionné mais pas résigné, le paysan s’est tout de même lancé aux côtés d’une quarantaine de cultivateurs dans la culture du sacha inchi, une noix amazonienne dont les conditions de production sont proches de celles de la coca. «Ici tout est bio, au contraire de la coca où tout est chimique!» précise-t-il.
Surtout, le sacha inchi offre, contrairement à beaucoup de cultures, des possibilités de transformation par les agriculteurs eux-mêmes (en snacks, huile ou crème). La clé de la substitution, selon lui. «Nous avons cultivé tout ce temps la coca parce que c’était le seul produit dont nous pouvions tirer un revenu décent, en obtenant une valeur ajoutée.» Autant d’aspects négligés par l’Etat, selon Don Tito, la transformation et la commercialisation impliquant de l’investissement, le développement de routes et de l’aide pour développer des voies d’exportation.
Défi pour la présidence
Le prochain président aura du pain sur la planche. «Après tant de promesses bafouées, le premier défi sera de reconstruire la confiance», décrypte Maria Alejandra Vélez. Celle-ci plaide pour une approche plus globale de la substitution, dont la conception a, selon elle, éludé d’autres aspects essentiels. Comme les menaces qui pèsent sur les communautés qui renoncent à la coca, où «les assassinats de leaders se sont multipliés».
Avec 143 000 hectares, les surfaces de cultures illicites de coca ont baissé en Colombie ces dernières années mais restent au même niveau qu’au début des années 2000 – la production de cocaïne, elle, continue d’augmenter. Selon l’ONU néanmoins, seuls 7% des cultivateurs engagés dans la substitution ont décidé, désabusés, de replanter de la coca. «Mais ce chiffre ne tient pas compte de ceux qui ont été écartés du programme ni des nouveaux cultivateurs», précise l’analyste. A Vista Hermosa, certains compagnons de Don Tito ont fait ce choix, «ici ou dans d’autres départements». Pour lui, il n’en est pas question.
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