La plus petite des grandes rues
Le passé recomposé • Etonnante rue de Vevey à l’imperceptible mutation constante. Avant-hier, son tracé se trouvait plus au nord, hier elle était une porte d’entrée en ville et aujourd’hui elle appartient au centre-ville de Bulle.
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Jean-Pierre Dewarrat
25 mars 2014 à 04:10
La construction de l’image est classique: à gauche, un alignement de façades urbaines auquel répond, à droite, une lignée de platanes. Minéralité pondérée par le végétal. Au milieu, une large séquence horizontale avec une belle perspective (de boulevard presque). Et un bout de ciel, moucheté par des réverbères suspendus à un fil. Datée de la fin des années 50 du siècle passé, la carte postale, titrée «Bulle. Rue de Vevey», fleure bon le passé. Tirage en noir-blanc. Bordure dentelée. Rue à faible trafic passant, piétonnier, automobile (une seule voiture, à l’arrêt) et, roulant au milieu de la chaussée presque déserte, un cycliste. A droite, une colonne Morris donne à voir (et regarder) des publicités au format mondial et au graphisme sobre et de qualité (la Suisse a toujours été pionnière dans ce domaine), une qualité qu’on regrette parfois aujourd’hui. L’ombre noire des arbres, au clair feuillage, rayure la rue blanche, les stores sont abaissés; on est en été, l’après-midi, tout est calme et calmé. Derniers moments de noir-blanc avant l’émergence de la photographie couleur.
A l’instar de la rue de Gruyère, la rue de Vevey n’appartient pas au noyau historique de la cité; comme sa voisine du sud, elle n’est sortie de terre que dans la seconde moitié du XIXesiècle, par petits lots, du centre vers la campagne. Comparée à la première, ce n’est qu’une petite rue, mais de par sa fonction, c’était la plus importante de toutes les rues du chef-lieu. Au sortir de la ville, elle est le premier maillon de l’ancienne «Route du fromage» qui allait exporter au loin, entre 1650 et 1800, des myriades de meules de fromage de gruyère, jusqu’au Nouveau Monde et, en premier, jusqu’aux halles et port de Vevey. Par cette artère sortait l’or jaune des meules dodues descendues des pâturages et rentrait l’argent nourricier, porteur de prospérité pour les gros marchands et d’assurance survie pour les petits «paysans du ciel». Portail occidental de Bulle, la rue de Vevey n’a pourtant même pas toujours été à la même place. La première d’entre les routes de l’ouest bullois passait originellement plus au nord, par un tracé de hauteur via Montcaila, à l’écart de la Trême et de ses sautes d’humeur, et pointait en droite ligne de Vuadens à la petite butte où se dresse l’église de Saint-Pierre-aux-Liens.
En 2014, le trafic est animé certes, mais le récent remodelage urbain a rendu à la rue une partie de son calme d’antan. En changeant de côté de rue et en se clairsemant, les arbres ont perdu leur force de marque d’urbanité. La rue n’est plus un point d’entrée en ville de Bulle mais seulement d’accès au centre historique (peut-être serait-il bon de les replanter, essences et rangée, au même emplacement?). Derrière les stables façades, le contenu a changé et affiche, localement, un nouveau monde: Ebullition a succédé à un ancien cinéma, le Vieux Suisse a fait place au Bar IIIe (dont la terrasse offre un coin de verdure bienvenu). Plus en avant, une pizzeria et un restaurant thaï se font face et salons de coiffure et magasins de sport incarnent l’évolution des mœurs. Bienvenue dans la société des loisirs!
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