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Musique

Un plongeon de vingt ans

Jacqueline Keller, la directrice des Murten Classics qui ouvrent demain, abordera d’autres rives à l’horizon 2024. Rencontre

Jacqueline Keller dans la cour du château de Morat, écrin des concerts des Murten Classics.

 Elisabeth Haas

Elisabeth Haas

12 août 2023 à 04:01

Musique » Elle est l’âme des Murten Classics. Plus que les directeurs artistiques dont elle a accompagné la programmation. Productrice, chargée de la levée de fonds, responsable des relations avec les médias, de l’équipe des bénévoles, de l’administration, c’est elle qui a incarné le caractère familial et accueillant du festival. Jacqueline Keller quittera le Schlosshof en 2024, après vingt ans d’engagement en tant que directrice. «Elle s’est personnellement investie, oui», confirme Daniel Lehmann, ancien préfet du district du Lac et président des Murten Classics, dont la nouvelle édition commence demain. «Elle a beaucoup fait pour entretenir son réseau de musiciens, de collaborateurs et de familles qui ont hébergé des artistes chez eux. Elle a eu notamment des contacts privilégiés avec les musiciens», ce qui lui a permis de maintenir l’enveloppe des cachets accessible.

Cette ambiance accueillante, le public la sent aussi, et ne s’y trompe pas, même si c’est en partie en coulisses qu’elle se crée. Après les concerts, il n’est pas rare que Jacqueline Keller partage un plat de pâtes avec des artistes chez des hôtes de la région, ou les invite sur le bateau que conduit Daniel Lehmann sur le lac de Morat: des plongeons de minuit dont beaucoup doivent encore se souvenir. «Les artistes savent qu’ils doivent prendre leur maillot de bain», sourit la directrice.

Pionnière

Ce talent pour les relations humaines, on devine qu’il lui appartient depuis toujours, même s’il s’est épanoui avec les années. En commençant en 2004, appelée par le chef d’orchestre et ancien directeur artistique Kaspar Zehnder, Jacqueline Keller avait tout à apprendre: «Il n’y avait pas beaucoup de femmes à une telle position quand j’ai commencé!» assume-t-elle. Elle s’est lancée dans le management culturel après un apprentissage dans le milieu bancaire, une carrière de guide qui l’a amenée à beaucoup voyager, puis de chanteuse lyrique. «Ma vie est assez drôle!» raconte-t-elle.

Il a fallu une rencontre fortuite en Turquie pour qu’une professeure reconnaisse sa voix de contralto. Elle a déjà la vingtaine et aucune formation musicale: «J’ai commencé à chanter à 27 ans, résume Jacqueline Keller. Je me sentais comme quelqu’un qui serait au volant d’une Ferrari mais sans savoir conduire.» Elle fait ses classes chez Juliette Bise puis Elisabeth Glauser: «Mon premier concert, en 1989, c’était la Neuvième de Beethoven avec l’Orchestre de la Suisse romande.» Avec son timbre grave, elle est surtout active sur la scène de l’oratorio. Elle met un terme à cette activité quand elle accepte de porter la casquette de directrice des Murten Classics.

Cet important chapitre de sa vie, aux côtés du comité du festival, pourrait tenir en quelques chiffres: en comptant les membres des orchestres, elle aura signé les contrats de 6000 musiciens en vingt ans et aura envoyé quelque 20 000 plis et colis à la poste. Mais pour en rester aux chiffres, ce sont surtout ceux du budget qui l’auront le plus préoccupée. Avec presque 1 mio de francs par édition, il faut absolument soigner l’accueil pour motiver les artistes à diminuer leurs exigences financières. Et il suffit d’une crise comme le Covid pour dissuader le public et remettre en cause la billetterie qui représente, une année normale, 25% des rentrées.

Lourd à porter

Ils étaient près de 8000 spectatrices et spectateurs en 2022, contre pas tout à fait 9500 en 2019. L’édition qui s’ouvre demain dira si la fréquentation se redresse. Mais de manière générale c’est toute la relève (et la formation) du public qui inquiète Jacqueline Keller. Car elle a également une incidence sur le mécénat. «C’est simple, sans la subvention de la Loterie romande, les Murten Classics n’existeraient pas.» La ville de Morat apporte son soutien, mais le grand cheval de bataille de la directrice et du comité reste de convaincre les fondations et les sponsors, dans un contexte qui s’est énormément tendu ces dernières années – Daniel Lehmann parle carrément d’une «rupture». Pour elle, le défi de combler le désistement de partenaires fidèles est devenu lourd à porter: «En Suisse, la culture, c’est un nice to have, pas un must have. La musique classique n’est pas à la place qu’elle mériterait», analyse-t-elle, philosophe.

Une évolution cruciale, d’autant que les sous influencent la programmation: «J’ai toujours dû faire le pont, se souvient Jacqueline Keller, entre le désir de repousser nos limites artistiques et le contrôle du budget. J’étais parfois même en conflit avec moi-même. A Morat, nous sommes obligés de défendre un programme différent que dans une grande ville ou un grand festival.» Il s’agit d’un exercice d’équilibriste: il est difficile de régater face aux lieux qui jouent les grands tubes et accueillent les grands noms. C’est ainsi que le festival a trouvé son identité et se distingue en étant très pointu sur le niveau et en définissant chaque année ses programmes symphoniques et de musique de chambre autour d’un thème fort («Histoires» en 2023).

«J’ai donné mon âme»

Mais à l’heure de regarder dans le rétroviseur, Jacqueline Keller mesure aussi les bonheurs de ses fonctions de directrice: «J’ai adoré travailler avec des bénévoles, valoriser leur travail, car on est peu valorisé dans le monde du travail aujourd’hui. J’ai aimé me sentir comme dans une grande famille, un sentiment qui m’a donné des ailes et qui a aussi porté les bénévoles. Je me souviendrai toujours des mercis reçus.» Elle est soulagée également que les Murten Classics aient été confiés en 2021 au chef et directeur artistique Christoph-Mathias Mueller.

Elle confesse avoir été stimulée, dopée même par le stress et les situations d’urgence, quand par exemple il fallait remplacer au pied levé un soliste malade. Jusqu’à la pandémie, où l’incertitude face aux règles sanitaires qui changeaient d’une semaine à l’autre a fait déborder le vase jusqu’à l’épuisement. «J’ai donné mon âme au festival», dit-elle sans regret.

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