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Musique

Depeche Mode, le chant des survivants

Réduit au duo Martin Gore-Dave Gahan, Depeche Mode enrichit une discographie qui n’a jamais célébré la joie de vivre avec un album intense  

Artist, Anton Corbijn/Anton Corbijn

Jean-Philippe Bernard

Jean-Philippe Bernard

24 mars 2023 à 15:49

Rock » «On n’a que trois chansons: la mort, la douleur, la souffrance»! Il faut un certain cran pour s’accrocher à de pareilles thématiques lorsqu’on a pour vocation de remplir les stades. N’en déplaise aux médias anglais qui, tout en reconnaissant son efficacité dans le domaine de la composition, ont souvent pris un malin plaisir à railler ses limites de parolier: Martin Gore n’est pas une rock star ordinaire.

Conflits

Depeche Mode, son groupe de toujours, lui doit presque tout. La dernière part du mérite reposant sur la voix magnétique et hantée de Dave Gahan. Les deux leaders du groupe formé en 1980 à Basildon, Essex, n’ont pas toujours été les meilleurs amis du monde, tant s’en faut! Ce printemps pourtant, ce sont eux, et eux seuls, qui ont pour vocation d’incarner Depeche Mode. L’insubmersible formation revient aux affaires, dix mois après le décès du discret Andrew Fletcher, compagnon dont la diplomatie a permis d’atténuer tant de conflits. En octobre dernier à Berlin, ville choisie pour annoncer une tournée et un nouvel album intitulé Memento Mori, Gore et Gahan, recroquevillés dans d’immenses fauteuils en cuir, avaient l’air de deux vieux gentlemen aimables mais fatigués. Diable, on ne chante pas la mort, la souffrance et la douleur durant autant de décennies sans y laisser quelques plumes!

Plus personne ou presque aujourd’hui ne se souvient du Depeche Mode originel qui tapotait sur ses synthétiseurs le tube Just Can’t Get Enough tandis que ses membres (Gore, Gahan, Fletcher et Alan Wilder) se demandaient comment s’y prendre pour survivre au départ de Vince Clark, le plus charismatique d’entre eux… Parti décrocher une poignée de hits avec Yazoo (Only You, Don’t Go), Clark allait définitivement permettre à ses anciens compagnons de jeu de donner leur pleine mesure. Et Depeche Mode de s’enfoncer lentement d’abord dans des espaces soniques plus sombres (A Broken Frame), quitte à flirter ensuite avec les sonorités industrielles de leur voisin de label Einsturzende Neubauten (Construction Time Again, Some Great Reward) avant de faire danser la jeunesse de l’automne 1984 sur Master and Servant, mégatube BDSM (bondage, domination, soumission, sado-masochisme) aux paroles explicites: «Il y a un nouveau jeu auquel nous aimons jouer, tu vois. Un jeu avec une réalité ajoutée: Tu me traites comme un chien, mets-moi à genoux… Nous l’appelons Maître et serviteur. C’est un peu comme la vie, ce jeu entre les draps, avec toi en haut et moi en dessous…»

Ouille! Voici la preuve servie sur un tapis de beats frappadingues que Martin Gore ne ment pas lorsqu’il avoue que Depeche Mode n’a jamais cherché à conquérir les hit-parades en alignant des bluettes.

Du panache, de l’intégrité artistique, il en faut pour demeurer au premier plan en calmant le tempo pour enregistrer Black Celebration, album aux allures de promenade gothique dans une cité irradiée au sein de laquelle ne subsistent que des établissements voués aux plaisirs éphémères…

La fin de l’innocence

Sous l’impulsion de son principal pourvoyeur d’hymnes, Depeche Mode va prendre ses aises au cœur d’une nuit sans fin même si, en 1988, c’est dans la lumière aveuglante de l’été californien qu’il donne le 101e et ultime concert de la tournée mondiale destinée à promouvoir l’irrésistible Music for the Masses, disque sur lequel figure Never Let Me Down Again. Un énième tube, évocation d’une amitié idéale planifiée par la prise de drogues dures.

Comment envisager après cela que Depeche Mode ne soit qu’un groupe de stade comparable à son fougueux contemporain U2? Il n’y a pas dans la discographie des Irlandais quelque chose d’aussi sombre et ambigu que Violator, succession quasi arrogante de titres parfaits (Policy of Truth, World in My Eyes), capables d’échapper à l’ombre gigantesque de Personal Jesus, chanson que le grand Johnny Cash en personne se chargera de désosser de sa voix spectrale quelques années plus tard.

L’après Violator ne sera pas de tout repos. A travers ses paroles, Martin Gore avait depuis longtemps anticipé la fin de l’innocence. Au début des années 90, alors que la formation franchit de nouveaux pics créatifs (Songs of Faith and Devotion, Ultra), douleur et souffrance constituent la routine de Depeche Mode, adulé comme jamais et pourtant menacé par l’éclosion de Dave Gahan dont la mue en bête de scène chevelue, tatouée et junkie sonne comme une invitation faite à la mort de venir rôder dans les parages. Tensions et peurs s’accumulent. Alan Wilder, déprimé, quitte le navire. De son côté Gahan peut, à chaque nouveau shoot d’héroïne, lire un peu plus clairement dans le regard de la Grande Faucheuse penchée sur lui (overdoses à répétition, tentative de suicide au speedball en 1996).

Cure de désintoxication

Lorsque intervient sa prise de conscience au tournant du millénaire, le chanteur ne peut que constater le gâchis: vie privée dévastée, amitié avec ses compères évaporée, estime de soi réduite à néant. Une cure de désintoxication va heureusement le remettre sur le droit chemin au tournant du millénaire. Sous l’impulsion de Gore qui a, depuis longtemps, compris que le groupe, véritable institution, demeure au-dessus de tout cela, Depeche Mode poursuit son chemin avec panache. En tissant un lien de confiance absolue avec des fans marqués au fer rouge par le spleen radical d’une musique entêtante dévoilée disque après disque. En refusant surtout et quoi qu’il advienne de chanter la vie en rose.

Memento Mori, Sony Music.

» En concert, Berne, Stade de Suisse, Dimanche 11 juin, 19 h.


Requiem pour Andrew

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