Chronique. Si les rideaux pouvaient parler

Ils ont toujours été là. On ne se souvient pas de qui les a suspendus, si même quelqu’un les a suspendus. En fait, ils ont tellement toujours été là qu’ils l’étaient peut-être déjà avant. Avant la cuisine. Avant les fenêtres. Avant la maison.

On les devine à l’angle du jardin. On les retrouve au coin d’une photo, leurs voiles légers d’un blanc de lait, jauni par le tabac et les vapeurs de saucisse à rôtir. La tringle est bancale, ses vis fossilisées dans une couche de dispersion. Rien de très original. Et pourtant, on n’imaginerait pas d’autres rideaux.

Ils en ont vu pourtant. Des scènes comme des couches de dispersion, des générations de curés, de belles-mères, de ramoneurs et autres buveurs de petits verres, ils en ont vu, du monde, ils en ont vu des mondes. Ceux qui se sont succédé dans cette cuisine, s’écroulent au détour d’un coup de fil ou s’affrontent au croisement d’une génération. Monde défiguré par-delà le double vitrage, des quartiers de villas entiers qui ont peu à peu délavé leurs voiles en déviant les couchers de soleil.

Témoins silencieux

Les têtes défilent, les voix muent ou s’éteignent au rythme des réfrigérateurs qu’on remplace ou des boîtes de thon qu’on oublie. Tout change, des boutons de tiroirs à la fréquence d’Option Musique. Eux seuls demeurent, complices, témoins.

S’ils pouvaient raconter. Les rires mais aussi les larmes, les accidents, cette mésange sur le bord de la fenêtre, les ourlets qui lâchent et les mains qui rident, les mouches qui s’emmêlent dans leurs volants et les souvenirs qui s’y incrustent. S’ils pouvaient dire le jour où on a su. Le jour où on l’a perdu. Le jour où on s’est retrouvé.