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L’humain au bout du crayon

Portrait • Le Gruérien Jacques Cesa partira cet automne sur les traces des migrants africains. Un projet artistique qui s’inscrit dans son parcours. Avec une idée fixe: capter l’humain.

Pour son voyage à contre-courant des migrants, Jacques Cesa quittera les paysages de Crésuz pour Milan, l'Italie, Lampedusa puis l'Afrique.

Jérémy Rico

Jérémy Rico

12 mai 2015 à 22:05

Au-delà des drames successifs de l’actualité, le thème des migrants revêt un caractère particulier pour Jacques Cesa.
Au-delà des drames successifs de l’actualité, le thème des migrants revêt un caractère particulier pour Jacques Cesa.

Jacques Cesa commence par s’excuser: il n’a aucune mémoire des dates. Pour lui venir en aide, il a préparé un document de sept pages. Une liste de dates. De sa naissance à son «dernier grand projet», inscrit au bout de la dernière page: un voyage à contre-courant, sur la trace des migrants africains (lire ci-après). Assis à une table de son chalet de Crésuz, le peintre-graveur semble ne pas savoir par où commencer. Il passe ses doigts dans sa longue barbe grise. Ses yeux finissent par se baisser sur la première ligne de sa biographie.

1945: sa naissance, à Bulle. Encore enfant, le Gruérien passe le plus clair de son temps dans l’atelier de son père Henri, peintre en lettres. «Il s’occupait de peindre à la main les lettres sur les vitrines», précise le troisième enfant d’une fratrie de quatre. «J’étais à l’atelier comme un fils de paysan passerait son temps à l’écurie.» Très tôt, Jacques Cesa le sait: il sera peintre. Il apprend le métier chez son père, dès seize ans. Puis obtient un diplôme des Beaux-Arts, à Lausanne.

De retour en Gruyère, il enseigne de 1970 à 1972 à l’école secondaire de Bulle. Puis quatre ans au sein de l’école autogérée de Bouleyres, à Broc. «Un apprentissage riche. J’ai commencé à comprendre ce qu’était le pouvoir dans une cité, un pays ou le monde.» Catalogué comme marginal, l’artiste découvre également les difficultés financières. Son refuge: sa femme, Hélène, et leurs trois enfants, son «petit groupe autogéré».

L’humain au centre

Jacques Cesa parle depuis quelques minutes déjà. Le passage répété de ses doigts a gonflé la barbe de ses tempes. Il semble s’en rendre compte: la chronologie est trop réductrice pour aborder un parcours artistique long de 50 ans. «Le fil rouge de mon œuvre, c’est l’humain», lâche-t-il finalement. Une évidence. Toute l’œuvre de Jacques Cesa se comprend au travers de ce qu’il appelle «ses préoccupations». Et à leur origine: toujours des hommes.

Le couple et l’amour de ses enfants lui inspirent d’abord une série d’œuvres sur la naissance, la maternité. Son père et ses racines italiennes lui transmettent le goût de son pays d’origine, des opéras. Il en tire plusieurs œuvres, dont sa période lyrico-dramatique. En 1971, c’est encore son père qui le dirige vers la peinture du monde pastoral. «Enfant, il m’emmenait au Gros-Mont. A son décès, j’ai eu besoin de retrouver mon identité. Je suis remonté sur les territoires de mon enfance. J’y ai découvert un jardin intact, mais pas mon père.» Ligne majeure de l’œuvre de l’artiste, ce travail sur la vie agricole occupe presque 10 ans de sa vie. Il se poursuit encore aujourd’hui et a été décliné au Maroc, où le Gruérien s’est rendu à plusieurs reprises dès 2002, à la découverte des bergers.

Besoin de partage

Mises bout à bout, ces préoccupations ont absorbé toute la vie de celui qui fêtera bientôt ses 70 ans. «Je veux cerner l’Homme dans ses errances entre la naissance et la mort.» La mort. Soudain, le terme produit une réflexion chez l’artiste. «Peut-être que je comble les vides pour ne pas me mettre face à ma propre réalité.» La pensée de Jacques Cesa se précise: «Mon angoisse, c’est la finalité de ma propre existence dans son implication avec les autres. En clair, est-ce que j’ai suffisamment été un bon type?»

Ce questionnement marque le caractère du peintre. S’il reçoit des autres, il tient également à donner en retour. «Je ne comprends pas pourquoi certains ne partagent pas. C’est une idée fixe chez moi.» Symbole de cet état d’esprit: l’association Trace-Ecart, fondée en 1984 est à l’origine de nombreuses expositions collectives regroupant des artistes gruériens.

Sans concession

Cet altruisme dit aussi autre chose de Jacques Cesa: il ne calcule rien, donne tout. Cela vaut dans son rapport à l’autre, mais également dans son engagement pour ce qu’il appelle la «cité». Conseiller général bullois durant deux législatures, président de la Société des peintres, sculpteurs et architectes suisses ou opposant à l’initiative Schwarzenbach, Jacques Cesa a toujours défendu ses convictions. Avec véhémence, au risque de froisser.

Parfois, son combat l’a d’ailleurs opposé à l’autorité. Un concept avec lequel il avoue avoir un problème. Un exemple? «Sur le plan artistique, je n’arrive pas à rentrer dans Versailles. Tout y est un témoignage fort du pouvoir. Quelque chose me chasse de ces lieux.» Il accompagne sa dernière remarque d’un geste en arrière sur sa chaise. Au fil de ses réflexions, ses cheveux se sont désormais complètement hérissés. Sa barbe se dresse sur ses tempes. Jacques Cesa est lessivé. Sa liste de dates par contre, n’a pas bougé. L’artiste n’a pas dépassé la première page.

Témoigner pour les migrants

Si Jacques Cesa se lance sur la route de Lampedusa, c’est pour donner chair et visages aux chiffres. Dès cet automne, l’artiste gruérien partira pour un voyage à contre-courant, de Bulle à l’Afrique, sur le parcours des migrants. «Je veux comprendre ce qu’il se passe chez ces gens qui abandonnent tout pour partir en fuite. Ils ont une force irréductible dans leur mouvement du Sud vers le Nord.» Récompensé par une bourse de mobilité du canton de Fribourg à la fin avril, le projet a commencé il y a peu avec une première étape: la rencontre entre l’artiste et des migrants installés dans le canton. L’itinéraire précis du voyage s’inspirera de leurs expériences. Seules quelques étapes sont connues: Milan, la Sicile, puis Lampedusa, d’où l’artiste partira en voilier avec son fils Battiste pour toucher l’Afrique.

Tout au long du parcours, le Gruérien captera furtivement ses rencontres ou les lieux où sont passés les migrants. «Nous enverrons régulièrement des cartes postales des endroits où nous passons aux migrants restés en Suisse», explique-t-il. Un camping-car lui servira d’atelier itinérant pour des œuvres de plus longue haleine. Clou de l’expérience: la présentation de son travail et d’une œuvre monumentale lors du Festival Altitudes, en 2017.

Au-delà des drames successifs de l’actualité, le thème des migrants revêt un caractère particulier pour Jacques Cesa. Petit-fils d’Italien, ses gènes ont été marqués par la migration. «J’ai vécu les moments de tension des maguts ou des Ritals. J’essayais d’appartenir à l’Italie partout où je pouvais.» Une préoccupation qu’il a notamment traduite dans plusieurs œuvres consacrées aux saisonniers italiens de la région. Pour financer son projet, l’artiste met en vente dix cartables de trois gravures, également centrées sur les migrants. «La bourse du canton est de 15'000 francs», conclut Jacques Cesa. «D’après nos estimations, il nous faudrait 30'000 francs.»

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