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Quand La Mecque devient Meccahattan

Islam • Les wahhabites prônent la destruction du patrimoine religieux par crainte de l’idolâtrie. A La Mecque, ils transforment des lieux saints en un vaste parc immobilier. La majorité des musulmans n’ose pas protester.

La Kaaba se trouve au cœur d’un chantier titanesque réalisé au détriment du patrimoine islamique de la ville sainte de La Mecque. © DR
La Kaaba se trouve au cœur d’un chantier titanesque réalisé au détriment du patrimoine islamique de la ville sainte de La Mecque. © DR

Laurence D’Hondt

Publié le 23.01.2016

Temps de lecture estimé : 7 minutes

C’est un chantier titanesque à l’avancée aussi rapide qu’inexorable qui transforme La Mecque depuis quelques années. A coups de pelles géantes et de pioches, la ville sainte voit ses dernières maisons chargées d’histoire religieuse partir en poussière et en fumée.

Le chantier lancé par le roi Abdallah pour augmenter les capacités d’accueil de La Mecque, qui doit se terminer en 2017, avance à une vitesse si impressionnante que lorsque les musulmans auront enfin pris la mesure des destructions en cours, il sera trop tard: la spiritualité qui habite depuis quatorze siècles ce lieu unique dans le monde aura disparu sous les hôtels 7 étoiles, les tours orgueilleuses et clinquantes et les enseignes banalisées du commerce international.

Patrimoine détruit

«A ce stade nous pensons que près de 95% du patrimoine historique, culturel et religieux de La Mecque a été détruit», assure Irfan al-Alawi, le directeur de la Fondation pour la recherche du patrimoine islamique. Mecquois de naissance, il est profondément attaché à la terre de ses ancêtres et à l’islam qui y a pris naissance.

Le Dr Irfan al-Alawi se souvient de la destruction de la maison de Khadidja, la première femme du prophète: «Lorsque nous avons appris qu’elle était menacée, nous nous sommes rendus d’urgence à La Mecque avec des architectes, des ingénieurs, des historiens, raconte-t-il. Les autorités saoudiennes nous avaient donné trois semaines pour évaluer le patrimoine. Nous avons alors découvert la chambre qui avait vu la naissance de Fatima, la chambre du prophète. Cela était très émouvant.»

Mais la proposition de placer une vitre au-dessus de cette maison afin de donner aux pèlerins l’occasion de la découvrir a été écartée par les Saoudiens. «Les autorités ont expliqué que cela allait devenir un lieu d’idolâtrie ou ce qu’on appelle shirq.» Dépités, les scientifiques ont donc rempli la maison de sable pour la conserver pour des jours futurs, tandis que les autorités ont construit au- dessus le plus grand hammam de la grande mosquée.

Tombeau du prophète

Alors que les regards sont tournés vers la Syrie et l’Irak, où les destructions marquent la présence du groupe Etat islamique, les autorités saoudiennes poursuivent à grands pas ce qui ressemble à une destruction systématique de toutes les traces de la vie du prophète: mosquées, maisons, tombeaux appartenant à l’histoire religieuse de l’islam. Ainsi, le professeur Dr Ali Ben Abdulaziz al-Shabal, de l’Université Imam Muhammed Ibn Saud à Riyad, aurait-il programmé, dans un document d’une soixantaine de pages, la destruction à Médine du fameux dôme vert qui abrite le tombeau du prophète, annonçant même que sa dépouille serait déposée dans une fosse commune.

100'000 euros le m2

La principale raison qui pousse les autorités saoudiennes à la destruction de ce patrimoine historique et religieux est l’application de la doctrine wahhabite. Cette doctrine (lire l’encadré) cherche un retour à la pureté de la foi des premiers temps de l’islam et vise à interdire toute intercession entre Dieu et l’homme.

Mais si la raison religieuse est certainement fondamentale, il y aussi derrière ces destructions une ambition économique et capitaliste. Selon différentes sources, le mètre carré se vendrait aujourd’hui jusqu’à 100 000 euros à La Mecque. Dans la perspective d’une sortie du pétrole, l’Arabie saoudite tente d’augmenter les rentrées financières issues du pèlerinage qui rapporteraient déjà près de 40 milliards de dollars par an.

Pèlerinage de luxe

«Depuis deux ans environ, sont apparues des offres pour un pèlerinage de luxe en hélicoptère dans le Golfe», assure Irfan al-Alawi. «Ces offres de trois jours coûtent environ 20'000 dollars et s’adressent aux Emiratis, aux Sud-Africains, à ceux qui ont les moyens de se faire déposer en hélicoptère sur les trois sites principaux du pèlerinage.»

Cette transformation marchande de La Mecque au nom d’une pureté religieuse est rejetée par une grande majorité des musulmans, heurtés par l’humilité que requiert leur foi. Mais en dehors de la Fondation pour la recherche du patrimoine islamique, il n’y a que deux milieux qui osent élever la voix: les soufis et les chiites.

A ce tonitruant silence, le professeur Irfan al-Alawi a plusieurs explications: la peur des musulmans de se voir privés de pèlerinage par les autorités saoudiennes en rétorsion à leurs critiques. La peur aussi des médias et des professeurs arabes, souvent achetés par le régime. Enfin, le fait que ces destructions, qui se font dans la discrétion, passent largement inaperçues aux yeux des pèlerins qui viennent à La Mecque dans un élan spirituel et non conflictuel.

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La doctrine wahhabite

Au XVIIIe siècle, Mohammed Ibn Abd al-Wahhab a développé une doctrine issue de l’une des quatre écoles d’interprétation du sunnisme, l’école hanbalite. Le wahhabisme, du nom de son fondateur, se base sur quatre mots-clés: haram (interdit), bidaa (l’innovation répréhensible), shirq (l’idolâtrie) et kuffar (les infidèles). Pour le wahhabisme, toute intercession entre Dieu et l’homme et toute innovation religieuse est interdite, car cela éloigne le croyant de Dieu. Dans cette optique, la maison du prophète, son tombeau, ses femmes ne peuvent être ou devenir le sujet d’une adoration.

Ce mouvement politico-religieux prône un islam retourné à sa forme originelle qu’il déduit d’une interprétation très littéraliste du Coran et des hadiths (les dits du prophète). Ainsi, il a même prôné un temps la destruction de la Kaaba qui pouvait elle aussi être considérée comme shirq (sujette à l’idolâtrie), mais les autorités saoudiennes ont renoncé en raison de la réaction que cette destruction aurait suscitée. Pour comprendre ce mouvement qui a pris une ampleur inédite sous la dynastie saoudienne actuelle, il faut se rappeler qu’il s’est développé sous l’empire ottoman pour une raison politique: trouver un moyen de s’opposer aux Ottomans, en se désignant soi-même comme les musulmans les plus authentiques. Aujourd’hui, le wahhabisme a essaimé à travers le monde musulman grâce aux pétrodollars.

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Repères

Cinq millions de pèlerins

> Le nombre de pèlerins se rendant chaque année en Arabie saoudite serait de 5 millions de personnes environ, étrangers et Saoudiens compris.
> Le prix du voyage à partir de l’Europe démarre à 1500 euros environ sur brochure, mais il revient à au minimum 5000 euros par personne, en comptant les dépenses sur place. Un montant qui ne cesse d’augmenter.
> Les revenus que rapporte le pèlerinage à l’Arabie saoudite s’élèvent à plusieurs dizaines de milliards de dollars par an. D’après la chambre de commerce de La Mecque, ils sont en augmentation constante.
> Le PIB du pays s’élevait à 746 milliards de dollars en 2014, selon les chiffres de la Banque mondiale. 

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