Prendre langues
Sa vie est un brouhaha byzantin. Traductrice de l’hébreu moderne, Rosie Pinhas-Delpuech nous accueille en son château provisoire
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Thierry Raboud
25 septembre 2021 à 04:01
Livre » Elle a appris la langue d’un peuple qui n’en avait pas et se l’est inventée. Puis elle se l’est mise en bouche comme on mangerait des cailloux, avant de porter ce fardeau d’une rive à l’autre. Elle se dit «transporteuse de langues», et les mots ont un poids. «Un métier très fatigant, qui demande une énorme concentration. Avant de plonger dans un texte, il faut échauffer ses muscles, sa tête, son cœur. Puis traverser le gué, aller au combat pour porter une langue vers une autre qui souvent s’y refuse. A la fin d’une journée je suis épuisée, alors je marche beaucoup pour me détendre… et je prends parfois un petit whisky.»
Rosie Pinhas-Delpuech est traductrice de l’hébreu moderne, outil rugueux exhumé d’une terre biblique auquel elle consacre un passionnant roman documentaire (lire ci-dessous). Et on l’imagine volontiers, après l’effort et avant le single malt, vaguer dans la campagne doucement mamelonnée de cet arrière-pays vaudois où elle vient de poser ses valises.
Rébus polyphonique
C’est en châtelaine incrédule qu’elle nous accueille, comme gênée du faste alentour. Désuétude cossue des salons, atmosphère cristalline du jardin d’hiver, élan généreux de la terrasse, enfin la virgule du Léman qui éclate au loin. Bâti par le médecin de Voltaire puis investi par l’éditeur Ledig-Rowohlt avant d’être transformé en résidence d’écrivains, son palais provisoire est une ode ancienne à la vie quiète.
Mais ce n’est pas pour lézarder en compagnie de ses colocataires à plume que Rosie Pinhas-Delpuech est hébergée au château de Lavigny, durant deux mois ponctués de rencontres et de conférences (la prochaine, jeudi à Lausanne). Lauréate du Programme Gilbert Musy du Centre de traduction littéraire de l’UNIL, elle y demeure pour prolonger ses transports livresques, surtout pour continuer à prendre langue avec les cultures qui la composent.
Il y en a tant! Sa biographie est un rébus polyphonique dont elle tente, d’un ouvrage à l’autre, de recomposer les modulations. «Mon prochain livre traitera cette fois de l’allemand, cette langue si énigmatiquement présente dans ma vie», annonce-t-elle. Enigme en mille-feuille, ou plutôt charade: mon premier est le français paternel, mon deuxième est l’allemand maternel, mon troisième le judéo-espagnol ancestral, mon quatrième le turc scolaire, mon cinquième l’hébreu sioniste… Mon tout est un brouhaha byzantin. La solution? Elle la cherche encore.
Installée sur un canapé entre le fantôme de Nabokov et les dessins de Henry Miller, la traductrice tourne le dos à de grandes glaces où semble miroiter son passé en échos infinis. Descendante d’une communauté juive ayant trouvé refuge dans l’Empire ottoman après son expulsion de la péninsule Ibérique, Rosie Pinhas-Delpuech est née à Istanbul en 1946. Elle grandit dans un cosmopolitisme sonore, entre son père issu d’une école française et sa mère d’un lycée allemand, sans oublier le judéo-espagnol des aïeux, idiome fossilisé que l’enfant n’a pas le droit de parler au risque de tout confondre.
A six ans, Rosie quitte ce cocon polyglotte pour entrer à l’école laïque de la république d’Atatürk, où elle apprend à lire et à écrire le turc. «Mes premières lettres, je les ai tracées dans cette langue et c’est aussi en turc, inoubliablement, que j’ai découvert les contes de Grimm, Andersen et Perrault.» Pendant cinq ans, comme elle le racontera dans Suite byzantine, l’écolière chemine à travers la symphonie du monde. «En allant de la maison à l’école, j’avais l’impression de vivre chaque fois une aventure, de sortir de mes langues domestiques pour aller vers la langue nationale écrite et lue, en entendant au passage l’arménien et le grec des épiciers. Tout cela, c’était de la musique pour moi.»
Sonorités gutturales
Jusqu’à la dissonance, «guerre des langues» parentales dont le père sortira vainqueur. «Le français a gagné, et la France est devenue mon horizon d’attente.» A 18 ans, la bonne élève s’envole donc pour ce pays idéalisé, étudie la philosophie auprès de Paul Ricœur et Emmanuel Levinas avant de se découvrir en étrangère. La déception est vive, au point que l’immigrée malvenue transfère son désir sur un autre terreau linguistique, au hasard d’un voyage en Israël. «Une illumination! Moi qui avais baigné dans les langues, je ne reconnaissais rien dans ces sonorités gutturales. Cela m’a fascinée d’emblée, tout comme ce nouveau pays encore proche de son utopie initiale. Ma décision était prise, c’était là-bas que j’irais vivre.»
Elle y enseignera à l’université avant de revenir à Paris à la quarantaine, puis de commencer à transposer l’hébreu vers le français «pour des raisons aussi lumineuses que profondément obscures», mais aussi de crainte de l’oublier. En traduisant Pour inventaire de Yaakov Shabtaï, elle trouve sa voix et sa voie, s’attache dès lors à diffuser cette littérature née d’une terre et d’une langue neuves.
A son actif, plus de huitante ouvrages entre roman, poésie et roman graphique. «L’audace des écrivains israéliens d’aujourd’hui est à la mesure de cette invention formidable. Le pays est tellement inattendu, contradictoire, à la limite du supportable, qu’il constitue une matière littéraire idéale.»
Bricoler son outil
Mais cette créativité n’infuse-t-elle pas dans une idéologie politique désormais dévoyée en expansionnisme? «Cette langue est un reflet évident du projet sioniste, confesse la traductrice. Mais chaque écrivain doit se défaire du discours national pour bricoler son propre outil. Mon oreille est très sensible aux fausses notes que produit tout discours idéologique. Traduire un texte qui affirmerait «on est chez nous», je ne pourrais pas.»
Nul chez soi, lorsque la vie est un roman-monde, un palimpseste. En son château provisoire, Rosie Pinhas-Delpuech porte les histoires à travers gué, où se reflète toujours la sienne. Dans quelle langue dira-t-elle, comme Tchekhov le Russe, «Ich sterbe»? «Je n’en sais absolument rien. J’ai le sentiment de me déchiffrer au fur et à mesure, comme si le texte de mon existence était écrit dans le langage des rêves.»
Lecture-conférence au Cercle littéraire de Lausanne, 30 septembre, 18 h 30. Inscription: admin@cerclelitteraire.ch
Agenda des autres rencontres sur www.unil.ch/ctl/pgm
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