Logo

Suisse

Neutralité souvent écornée

Selon l’historien Matthieu Leimgruber, les relations d’une entreprise sensible comme Crypto AG avec des Etats tiers étaient connues au plus haut niveau


 Yves Genier

Yves Genier

14 février 2020 à 20:37

Espionnage » Les révélations concernant le rôle joué par Crypto AG et ses appareils de codage apportent une nouvelle démonstration du caractère relatif de la neutralité suisse pendant la guerre froide (1948-1989). Pour rappel, l’entreprise créée à Steinhausen (ZG) par le Suédois Boris Hagelin a vendu à quelque 130 pays des machines de cryptage dotées de portes secrètes permettant aux services secrets américains et allemands de lire dans les conversations codées comme dans un livre ouvert. L’idée d’une commission d’enquête parlementaire (CEP) reste en suspens: le Bureau du National ne tranchera que le 2 mars.

Cette affaire qui écorne un principe fondamental de la politique suisse n’a pas été un cas unique, rappelle l’historien de l’économie Matthieu Leimgruber, de l’Université de Zurich. La Suisse revendiquait sa neutralité durant la guerre froide mais elle était partisane des intérêts américains, participant même dans les années 1950 via un accord secret à l’embargo technologique qui frappait les pays du Pacte de Varsovie. Le spécialiste invite à se pencher sur les Documents diplomatiques suisses, où l’on découvre plusieurs mentions de… Crypto AG.

Si vous avez raté le début » Espionnage de masse via la Suisse (12.02.2019)

Les révélations sur Crypto AG ont-elles été une surprise pour l’historien que vous êtes?

Matthieu Leimgruber: Je ne connaissais pas le cas de cette entreprise en particulier. Mais elle s’insère dans un cadre général bien connu, celui de l’implication de la Suisse dans le camp occidental durant la guerre froide. Certes, la Suisse était formellement neutre. Mais elle était très intégrée au plan politique et idéologique.

La Suisse s’entendait très bien avec les Etats-Unis…

Elle participe au Plan Marshall, visant à la reconstruction de l’Europe dès son lancement en 1947. En 1951, elle conclut avec les Etats-Unis un accord secret qui implique la Suisse dans l’embargo technologique vers les pays du bloc de l’Est. Dans le même temps, les exportations d’armement vers les pays de l’OTAN sont libéralisées.

Cette position était-elle publiquement assumée?

Elle figure en toutes lettres dans des documents internes. Par exemple, le conseiller fédéral Max Petitpierre, chef du Département politique (actuellement les Affaires étrangères), déclarait en 1948: «Notre intérêt est d’éviter que la France et l’Italie, et d’autres pays européens, ne deviennent une proie trop facile pour le communisme. (…) La très grande réserve que nous impose notre politique traditionnelle de neutralité n’est plus supportable et nous devrions prendre nettement position contre le communisme.»

Voilà qui est plutôt clair…

Bien sûr, l’affirmation de la neutralité guidait les discours officiels dominants, mais la réalité des faits était différente. Dès le début des années 1950, les exportations d’armes ont fortement progressé, coïncidant avec la guerre de Corée. L’industriel Emil Bührle, après avoir été un grand fournisseur de la Wehrmacht pendant la guerre, a réussi à devenir un fournisseur de l’armée américaine dès la fin des années 1940. Il livre ainsi des dizaines de milliers de roquettes air-sol à l’US Air Force.

Cette «solidarité» a-t-elle perduré?

Une telle dynamique était aussi visible pendant la guerre du Vietnam, période durant laquelle des détonateurs suisses sont également livrés aux Etats-Unis par l’industrie horlogère. Il s’agissait avant tout du fait de l’industriel Emil Bührle.

Que savait le Conseil fédéral de l’implication des entreprises suisses?

Si l’on consulte les Documents diplomatiques suisses (www.dodis.ch), on découvre plusieurs documents relatifs à Crypto AG dès 1964, notamment en lien avec la politique de neutralité de la Suisse! Soyons clairs: une entreprise suisse active dans un domaine aussi sensible ne peut pas avoir de relations commerciales suivies avec un Etat étranger sans que cela se sache au plus haut niveau.

« Le Nagra de Kudelski était prisé des employés de la CIA dans les années 1960 »

Ce contenu provient de notre ancien site web. Il est possible que sa mise en page ne soit pas idéale. En savoir plus