Le numérique «oublié»
La Suisse accusée d’observer l’Europe foncer avec sa stratégie numérique. Crainte d’un fossé grandissant
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22 avril 2023 à 04:01
Dossier européen » Un Conseil fédéral «qui ferme les yeux face aux défis numériques» et «qui risque une fois de plus une crise au lieu de régler les problèmes de la Suisse». Judith Bellaiche ne mâche pas ses mots. La conseillère nationale vert’libérale a entre les mains la dernière analyse des conséquences pour la Suisse de la stratégie numérique européenne, publiée cette semaine. Et pour l’élue zurichoise, plus que jamais, «la catastrophe est programmée».
Avec des membres de tous les autres partis du parlement sauf l’UDC, elle a déposé une motion exigeant que la Suisse s’engage dans le débat sur la réglementation européenne du numérique et y défende ses intérêts. C’était en juin 2021 déjà et, depuis, elle enchaîne les déceptions. «Dans plusieurs cas, il est déjà trop tard pour intervenir car d’importantes lois européennes sont déjà mises en œuvre. D’autres sont en train de l’être et la Suisse n’en mesure pas les conséquences», gronde la Zurichoise. Le Confédération, elle, temporise, «consciente de l’importance des développements de la politique numérique européenne».
Entreprise monumentale
Depuis 2020 et la pandémie de coronavirus, l’Union européenne s’est engagée dans une nouvelle stratégie d’une ampleur inégalée, qui vise à adapter le marché unique à l’ère numérique. Déjà mis en œuvre, le Data Governance Act, le règlement sur les marchés numériques (DMA) et le règlement sur les services numériques (DSA), qui encadrent les plateformes dans le traitement de contenus illégaux ou dans la protection des consommateurs. D’autres mesures sont à venir, comme un règlement de l’intelligence artificielle, une identité numérique européenne ou encore une stratégie de cybersécurité. La politique industrielle et la recherche font aussi partie du plan monumental et transversal, par exemple à travers le calcul à haute performance, les technologies quantiques ou la production de semi-conducteurs.
Dans un souci de souveraineté numérique, Bruxelles met les gros moyens, avec l’objectif de concurrencer – un tant soit peu – les géants du secteur que sont les Etats-Unis et la Chine, ou du moins de tenter de rattraper son retard face à ces deux blocs. On parle de plusieurs centaines de milliards d’euros, parfois en lien avec les programmes Horizon et DigitalEurope, dont la Suisse est exclue depuis la rupture des négociations autour d’un accord-cadre.
«Nous ratons un virage»
Isabelle Chassot, elle aussi, est inquiète. Pour la conseillère aux Etats fribourgeoise, l’UE avance à grande vitesse et la Suisse regarde passer le train. «Nous sommes en train de rater un virage très important pour la société et l’économie.» La centriste prend l’exemple de l’identité numérique: l’Union européenne est en train de mettre en place un système de portefeuille numérique reconnu par tous les Etats membres. La Suisse élabore, dans son coin, sa propre réglementation, en indiquant qu’il sera important de prendre en compte les standards européens. Mais pour que celle-ci soit vraiment compatible avec l’UE, il y aura visiblement besoin d’un nouvel accord bilatéral. Pas gagné. «L’Europe est notre premier partenaire commercial. Nous ne pouvons pas nous permettre de tels obstacles», craint la sénatrice.
Pareil pour l’informatique quantique ou les calculs de haute performance. «La Suisse est un des pays à la pointe dans ces domaines, mais nous sommes exclus des discussions et des programmes que conduit l’UE. Nous sommes de simples spectateurs. Or pour maintenir notre position d’excellence, nous devons participer aux discussions et ne pas être découplés des centres de recherche européens. Comme pour Horizon Europe, il en va de notre capacité d’innovation», tonne l’élue du Centre.
D’où son appel au Conseil fédéral: mettre le numérique au centre des priorités. «Le temps qui passe est un temps où notre monde scientifique et économique n’a pas accès aux réseaux, programmes et financements européens. Le retard que nous prenons sera difficile à rattraper.»
La Suisse est «active»
Contactée, la Confédération se dit consciente des défis, mais balaye critiques et inquiétudes. «Le Conseil fédéral suit les travaux de près et s’engage avec son réseau extérieur pour que les intérêts de la Suisse soient préservés, y compris dans le domaine de la régulation numérique», promet Silvia Canova, porte-parole de l’Office fédéral de la communication, qui coordonne l’organe de suivi du dossier avec le Département fédéral des affaires étrangères.
Selon elle, la Suisse est «tout à fait active» et prend des mesures «concrètes». Exemple: au début du mois, le Conseil fédéral a en effet chargé l’Office fédéral de la communication (Ofcom) d’élaborer un projet sur la réglementation des grandes plateformes, qui va peu ou prou dans le sens de l’UE. «La Suisse dispose d’une économie innovante et compétitive. Ainsi elle occupe régulièrement les premières places des classements internationaux dans le domaine de l’innovation. Il ne faut donc pas s’attendre à ce que la Suisse soit à la traîne à cet égard», vante encore Silvia Canova.
Enfin, les fonds perdus en raison de l’exclusion des programmes de recherche sont aujourd’hui compensés par des financements fédéraux, dont l’efficacité demeure néanmoins sujette à débat. «L’association rapide de la Suisse au programme Horizon et «Europe numérique» reste l’objectif déclaré du Conseil fédéral», souligne la porte-parole.
Vrai qu’une avancée dans les discussions avec l’UE pourrait débloquer bien des dossiers, dont ceux liés au numérique. Jeudi, la secrétaire d’Etat Livia Leu s’est rendue à Bruxelles pour les neuvièmes discussions exploratoires en vue d’un potentiel mandat de négociation. A part une «dynamique positive» et «des progrès», plusieurs observateurs estiment que rien de très concret ne se profile à l’horizon.
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