Marie et son truc de bonne femme
Elle est partie pour un tour du monde à la course de trois ans, elle était hier à Château-d’Œx
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Jean Ammann
9 mars 2021 à 02:01
Aventure » Le teint cuivré, le cheveu noir, le muscle tonique… Il y a peut-être de l’Apache, certainement du nomade dans Marie Leautey et sa formidable aventure vient rappeler les grandes migrations d’une espèce qui n’a pas toujours été confinée. Depuis le 6 décembre 2019, de la pointe extrême occidentale de l’Europe, le Cabo da Roca au Portugal, elle a déjà couru 11 638 km en 337 jours, soit 34,43 km par jour. Elle zigzague en Europe par la faute du coronavirus, qui lui interdit d’embarquer pour l’Australie, la Nouvelle-Zélande, les Amériques et finalement l’Afrique.
Elle avait prévu de dormir hier, lundi, aux Sciernes-d’Albeuve, avant de franchir le col de Jaman et de cavaler vers Montreux. «Mais sur la route de Château-d’Œx, une fille s’est mise à courir avec moi. Elle m’a dit que le col de Jaman était encore enneigé et j’ai dû changer d’itinéraire», explique Marie Leautey (43 ans). Elle s’est donc arrêtée à Montbovon, est montée dans le train pour revenir à Château-d’Œx: 37 km de course – «seulement» serait-on tenté de dire – entre Zweisimmen et Montbovon, dont tout un tronçon, du côté de Saanenmöser, dans la neige, avec sa poussette en guise de brise-glace et 753 m de montée.
Repères
Durée
Trois ans, à partir du 6 décembre 2019.
Distance
26 232 km, quatre continents.
Bagages
30 kilos sur une poussette.
Vitesse
9,2 km/h de moyenne après 338 jours de course.
30 kg pour trois ans
La Française Marie Leautey tente un tour du monde à la course, soit 26 232 km sans assistance. Elle a mis dans une poussette les 30 kg qui sont le poids de sa vie pour trois ans. «Je n’ai pas de maison, pas de voiture, je n’ai rien d’autre que ce que je pousse ici», dit-elle en conduisant la visite de sa poussette. Ici, la balise, le GPS, les gourdes, les vêtements de pluie, les pneus de rechange et dans l’habitacle un sac, avec trois tenues de course, un pull, un jean et un ordinateur qui répercute dans tout le vaste internet les échos de sa foulée.
«On me dit: ça doit être dur pour une femme! Pourquoi? Je suis un être humain.»
Marie Leautey
Avant elle, ils ne sont que six à avoir circonscrit le monde à la course. Et Marie Leautey est seulement la deuxième femme de cette patrouille d’arpenteurs où le masculin l’emporte. Mais de cela, elle ne se soucie guère: elle refuse ce que nous appelons, dans le jargon de l’époque, les assignations de genre. «On me dit: ça doit être dur pour une femme! Pourquoi? Je suis un être humain.» Elle tient ça d’une grand-mère, qui fut directrice de la Bibliothèque féministe de la ville de Paris. «Personne ne sait que cette bibliothèque existe, soupire Marie Leautey. On l’appelle aussi la bibliothèque Marguerite Duras.» Elle court pour la cause des femmes, plus précisément pour Women for Women international, «une ONG qui aide les femmes à reconstruire la société après une guerre. Après une guerre, les hommes sont cassés, ou ils ne reviennent pas, et c’est sur les femmes qu’il faut s’appuyer. Cette ONG a travaillé d’abord dans les Balkans, puis au Darfour et sur d’autres terrains de conflit.»
«Pas une super-héroïne»
Elle a découvert la course à pied «au débotté» en 2004, par le marathon, le vrai, celui qui conduit de Marathon à Athènes et elle a tout de suite aimé les sensations de la course. Elle a disputé des «ironman», six au total. Pourtant, elle dit: «Je ne suis pas une super-héroïne, je suis Madame Tout-le-Monde, mais je veux montrer qu’on peut s’affranchir. Une femme n’est pas condamnée à faire des enfants ou à attendre le prince charmant», rappelle-t-elle.
Un jour de janvier 2021, le 27 pour être précis, les Ardennes ont fait honneur à leur réputation guerrière: sur ce qui fut un champ de bataille, entre Trois-Ponts et Bastogne, Marie Leautey a affronté une tempête de neige, une température de –10 °C, du brouillard et du vent de face. «Cela a été l’étape la plus dure de mon voyage, 6 h 40 d’efforts, 850 m de montée. Quand je raconte ça à des gens, ils me disent: c’est un truc de bonhomme! Pourquoi de bonhomme?» Avec Marie Leautey, il faut songer à revoir le dictionnaire des clichés. Il y aura désormais des trucs de bonne femme.
Détentrice d’un master en droit et en finance, elle a évolué dans la sphère de la finance, elle fut «Chief Financial Officer», elle a travaillé à Singapour et elle a tout quitté, elle a rassemblé ses économies. Elle pense qu’il lui faudra 100 000 euros pour tenir trois ans, «peut-être plus». Et aujourd’hui, sur les routes, toute sa fortune tient dans les trente kilos de sa poussette: «Je m’offre un luxe incroyable, celui de la liberté!», s’enflamme-t-elle. La solitude n’est-elle pas le prix de cette liberté? «Mais je ne suis pas seule, je rencontre plein de monde et mon voyage semble attirer la confidence. Les gens me parlent, me racontent un peu de leur vie et à la fin, ils me posent des questions.»
Un petit bout d’Afrique
Elle avance à la vitesse de 9,2 km/h, depuis 15 mois. Sans souffrir, sans une inclination pour la mortification: «Je ne suis pas dans la souffrance, l’idée d’abandonner ne m’a jamais traversé l’esprit et je n’ai pas besoin de recourir à la volonté. Je suis dans quelque chose que j’ai choisi. Chaque jour, je suis heureuse d’être en vie.» On lui dit qu’elle est ce soir-là à Château-d’Œx, juste à côté de Mike Horn, l’homme qui traverse le pôle Nord de nuit et à la nage, qui tracte une pulka de 150 kg, l’homme dont les ours blancs ont une peur bleue: «Ah! Je ne savais pas qu’il habitait ici, avoue Marie Leautey. Mike Horn et moi, nous ne sommes pas du tout dans le même registre: il aime se mettre dans des merdes noires. Moi, comparé, je suis une chochotte.»
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