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Religions

«L’islamisme radical, c’est aussi l’islam»

Monde musulman • Pour le Père Henri Boulad, «l’islamisme radical n’est pas une déviation, c’est l’islam le plus traditionnel». Le jésuite compte sur les musulmans libéraux pour secouer le joug de la tradition millénaire.

Le Père Henri Boulad, sur une terrasse du vignoble de Lavaux. Pour le célèbre jésuite d’Alexandrie, l’augmentation des musulmans libéraux et des athées pourrait faire évoluer le monde musulman.

Jacques Berset, APIC

Jacques Berset, APIC

12 juin 2015 à 17:10

«L’islamisme radical qui se déchaîne en Syrie et en Irak n’est pas une déviation ou une perversion du véritable islam, dont l’orientation serait uniquement spirituelle et religieuse, c’est de fait l’islam le plus traditionnel», lâche le Père Henri Boulad. En tournée de conférences depuis un mois à travers l’Europe - il était cette semaine à Lausanne et Fribourg -, le célèbre jésuite égyptien nous confie son analyse de la situation religieuse au Moyen-Orient. Rencontre sur une terrasse du vignoble de Lavaux.

Le Père Boulad le dit d’emblée: dans son observation de la religion musulmane, qu’il connaît parfaitement - «je travaille sur l’islam depuis plus d’un demi-siècle, j’ai lu le Coran en arabe, de la première à la dernière page!» -, il refuse le «politiquement correct» et l’irénisme naïf de trop nombreux Occidentaux. C’est pour cette raison, nous dit-il, qu’il est devenu «persona non grata» dans de nombreux milieux d’Eglise.

Le religieux passe même pour «islamophobe» auprès de certains chrétiens engagés dans le dialogue avec l’islam. Le Père Boulad rejette avec vigueur ce qualificatif: «J’ai un rapport d’amitié avec les musulmans, que je côtoie depuis toujours. Dans nos écoles catholiques, nous accueillons 50 à 60% de musulmans, certaines fois jusqu’à 95%. Dans nos cliniques et nos dispensaires, la majorité des patients sont des musulmans. C’est l’islam qui pose problème. La grande majorité des musulmans rejette l’islamisme radical, mais à la fin, ce sont les extrémistes qui ont le dernier mot, car leur argument décisif, ce n’est pas le dialogue, c’est le couteau ou le fusil…»

Problème dans l’islam

«Le problème, quand on dialogue avec les responsables musulmans, c’est qu’ils ne reconnaissent pas qu’il y a un problème dans l’islam même. Ils pensent être les plus intelligents, que l’Occident est dégénéré… Le monde arabe refuse de voir les problèmes en face. Pensons à la Corée du Sud, qui était un pays pauvre il n’y a pas si longtemps. C’est désormais, après la Finlande, le deuxième pays du monde sur le plan de l’éducation. Mais combien de choses avons-nous inventées dans le monde musulman au cours de ces derniers siècles? Qu’avons-nous offert à l’humanité, à part le terrorisme?»

Malheureusement, insiste le jésuite égyptien, c’est l’islam le plus obscurantiste que l’on enseigne dans les mosquées et dans les institutions d’al-Azhar. «Dans ces institutions, dans les manuels, on trouve quantité de textes islamistes, comment haïr le juif et le chrétien, comment couper les mains… C’est toujours enseigné! Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi a tancé al-Azhar à ce sujet.»

Des musulmans libéraux, comme les journalistes Ibrahim Issa ou Islam El Behery, qui osent s’en prendre aux interprétations de l’islam imposées par al-Azhar, sont menacés. L’émission d’El Behery sur la chaîne de télévision privée al-Kahera Wal Nas a été supprimée. «Il a été condamné le mois dernier à cinq ans de prison sous l’accusation d’avoir diffamé la religion. Il va faire appel, mais la menace est là!»

Exégèse figée

Référence mondiale pour l’islam sunnite, al-Azhar ne semble pas prête à se rallier à un islam libéral. «Al-Azhar ne fait que reprendre les textes fondateurs de l’islam. L’exégèse en a été faite au Xe siècle. Les théologiens musulmans ont décrété à cette époque qu’il n’y avait plus lieu de réfléchir sur leur foi, ils ont fermé la porte de l’interprétation, qu’on appelle l’«ijtihâd». Cette fermeture signifie le refus de toute réflexion critique en islam, ce qui a pratiquement abouti à sa fossilisation.»

Le premier tournant a été la condamnation du motazilisme, mouvement de pensée rationaliste reconnaissant le caractère créé du Coran. C’était la période de gloire de Bagdad, avec les califes Haroun al-Rachid et al-Mamoun. Ils avaient accueilli à leur cour les «motazilites» (courant minoritaire de l’islam) et fait jeter en prison Ibn Hanbal. Ce dernier était un tenant de la position rigide et un partisan du dogme du Coran incréé. Après la disparition du calife Mamoun, son successeur indirect, Mutawakkil, libère Ibn Hanbal et emprisonne les motazilites. «Il a choisi la version du Coran incréé. Cette première décision fait du Coran une parole de Dieu intouchable.»

Le Coran dit «mecquois» (livre de paix et de tolérance) vient en premier, alors que le Coran «médinois» (livre guerrier et d’intolérance) vient en second. Les versets médinois appellent à la guerre, à la violence et à l’intolérance. Ils abrogent, selon les musulmans, les versets mecquois, mystiques, religieux et ouverts.

Courant de l’intolérance

«Ce qui a été codifié il y a un millénaire est répété depuis sans que l’on puisse y toucher. La pensée critique est interdite en islam. La répétition est dans l’essence même de l’islam. Nous avons connu la même chose dans l’Eglise catholique pendant des siècles. Pensez à l’affaire Galilée, à la position de l’Eglise face au catholicisme social, à la théorie de l’évolution de Darwin, au Syllabus… Pensez aux condamnations des Pères Lagrange, Teilhard de Chardin, Congar, de Lubac, Daniélou, tous réhabilités par Vatican II. Les principales intuitions de Luther sont finalement entrées dans l’Eglise suite au Concile Vatican II. Le procès que je fais à l’islam, je le fais aussi à l’Eglise catholique, si lente à bouger! Le tort d’un hérétique, c’est d’avoir raison trop vite!»

Un espoir que les choses changent dans le monde musulman, c’est à ses yeux la croissance des musulmans libéraux et des athées. «Les premiers islamophobes sont les musulmans libéraux», lance-t-il en guise de provocation. Et de se demander si ces musulmans libéraux parviendront à secouer le joug rigide de la tradition millénaire. «L’islam peut-il se réformer sans se dénaturer? La réponse est dans la question», assure le Père Boulad. «Je ne suis pas pessimiste, peut-être que le XXIe siècle verra le basculement de l’islam… En effet, l’athéisme se développe en Egypte, car les jeunes et les moins jeunes en ont marre. Grâce notamment aux médias sociaux, internet, Facebook, les athées sont toujours plus nombreux, peut-être deux à trois millions. L’Etat ne pourra jamais mettre en prison une population si nombreuse!»

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Racines syriennes

> De nationalité égyptienne et libanaise, le Père Henri Boulad est né le 28 août 1931 à Alexandrie, de parents chrétiens d’origine syrienne, de rite grec-melkite catholique.

> Scolarité chez les Frères des Ecoles chrétiennes d’Alexandrie. A seize ans, il décide de consacrer sa vie à Dieu et aux autres. Il entre chez les jésuites à l’âge de 19 ans.

> Noviciat à Bikfaya, au Liban. Etudes à Laval et Chantilly (France). Licence en philosophie. Formation théologique à l’Université jésuite Saint-Joseph à Beyrouth. Ordonné prêtre en 1963. Master en psychologie à Chicago, puis éducateur au Collège des jésuites au Caire.

> Supérieur des jésuites d’Alexandrie de 1975 à 1979, puis supérieur régional des jésuites d’Egypte et président de l’Assemblée des supérieurs majeurs d’Egypte. Egalement professeur de théologie à l’Institut catholique de théologie du Caire.

> Directeur de Caritas-Egypte de 1984 à 1995, et également, de 1991 à 1995, vice-président de Caritas Internationalis pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord.

> Recteur du Collège de la Sainte-Famille au Caire, dès 2004, puis directeur du Centre culturel jésuite d’Alexandrie. Auteur d’un grand nombre d’ouvrages, traduits dans une quinzaine de langues. APIC

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