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Prologue – Tempus fugit irreparabile

L’article en ligne – Nouvelle » Les histoires sont les portes de l’imaginaire, il ne suffit que de les ouvrir, le reste suivra… » C’est avec cet état d’esprit que la Page Jeunes brise la frontière entre le réel et l’irréel, apportant un souffle nouveau à travers ses chroniques. Ainsi, chaque mois, une porte s’ouvrira, et avec elle, la promesse d’un autre monde…


Kimy Dieu

Kimy Dieu

20 décembre 2022 à 19:31

La lune éclairait le ciel de son teint blafard et illuminait de sa clarté les ruelles étroites de la ville. De temps à autre, un nuage capricieux venait voiler le firmament et plongeait dans une inquiétante obscurité la cité endormie. Un rideau d’une sombre opacité s’enracinait ainsi toujours plus profondément, et n’était moucheté que par la faible lueur des réverbères, seuls balises dans ce tissu d’une noirceur sans nom, seuls guides à travers un royaume conquis par les ténèbres. Les chemins qu’ils révélaient sinuaient entre les habitations, se croisaient aux coins d’une rue ou se rejoignaient pour former un boulevard dont on soupçonnait à peine la fin. La ville devenait ainsi l’impitoyable labyrinthe qui tenait dans sa paume ceux qui auraient eu le malheur de perdre de vue leur route, leur voie.

C’était dans ce décor qu’évoluait lentement, mais sûrement, une âme marquée par le temps. Dans une perpétuelle monotonie, elle brisait de ses pas le silence qui s’était fait maître des lieux, et faisait résonner sur les murs des maisons l’écho d’une infinie solitude. La crainte de se voir engloutir par la cité ne semblait pas l’inquiéter. Après tout, chaque dalle du sol chantait sous ses pieds, chacune d’entre elles épousait avec finesse la forme de ses empreintes, et chacune d’entre elles ravivait en cette dernière des souvenirs égarés dans un passé qu’elle contemplait parfois d’un vieux regard. Ce vagabond, oui, aurait peut-être préféré se perdre dans les ruelles de ce dédale, errer, ne serait-ce qu’un instant, sans jamais retrouver son chemin. Toutefois, il avait été témoin de ceux qui s’étaient abandonnés au chaos, au vide qui les avait gangrénés avec voracité. Il savait ce qu’il en coûtait de vouloir défier plus fort que soi, alors, comme une flèche, il préférait avancer vers sa cible, sans jamais s’arrêter, sans jamais connaître le moindre répit.

Ce soir-là, ses pas l’avaient amené vers une ancienne taverne. Sur l’écriteau de la porte, le nom du bar avait été soigneusement taillé, et le Vagabond se plut à faire rouler ces syllabes sur sa langue. « La Rose des Vents », s’entendit-il prononcer. « Où que tu sois, où que tu ailles, sache qu’il y aura toujours une place pour ceux qui auront perdu leurs repères», voici les mots qu’on lui avait un jour adressés et que son esprit murmurait à chaque fois qu’il se trouvait devant cette porte de bois. Sans plus attendre, celui-ci la poussa et rentra dans cette taverne baignée d’une douce lumière.

Il y régnait une chaleur étouffante, et l’odeur du vin dansait avec celle de la sueur des hommes. Des rires gras fusaient de toute part et faisaient trembler les murs de la taverne. A une tablée, un groupe de soldats enchaînait les tournées de verres, tandis qu’un autre dormait déjà sur la table. Un peu plus loin, des paris alimentaient avec ardeur une partie de cartes. La rage des perdants donnait naissance à de vives insultes envers les gagnants qui n'hésitaient pas à répliquer d’un joli coup à la mâchoire. Les rixes étaient monnaie courante à la Rose des Vents, le vainqueur aussi.
« - Eh bien ! Qui voilà donc ? s’écria la serveuse au Vagabond en empoignant un client sous son bras, avant de le mettre à la porte. La mort n’a pas encore cédé à ton charme visiblement. Dommage, vraiment dommage. Enfin, si tu es là, c’est que ma compagnie a dû te manquer, n’est-ce pas ? Alors, dis-moi, demanda-t-elle en le fixant d’un regard plein de malice. Qu’est-ce que je peux bien offrir à une âme aussi tourmentée que la tienne ?
- Du vin et ton silence, Aelna, répondit-il d’un ton las en lui tendant trois pièces d’or.
- Monsieur est trop bon pour une commande aussi maigre, dit-elle en fauchant les trois écus de sa main. Surtout pour un soir aussi animé que celui-ci.
- Pourquoi donc tout ce monde ? lui demanda-t-il en s’écartant pour laisser Aelna sortir méthodiquement les clients trop perturbateurs.
- Tu vois cette charmante jeune fille, déclara la serveuse en pointant une table de son menton. C’est une Diseuse et le mot lui appartient ce soir. Elle devrait suffisamment animer la nuit en racontant ces légendes qui passent de bouche à oreille.
- Des légendes, demanda-t-il l’air intrigué.
- Oui, des légendes, reprit Aelna. Elle n’a pas encore ouvert sa bouche que mes clients la lorgnent déjà d’un regard plein d’envie. J’en serais presque jalouse, enfin, tant qu’elle arrive à garder leur attention, je ne me plaindrais pas. Après tout, c’est toujours mieux d’abreuver aussi longtemps que possible des hommes au nez rouge. Lorsqu’ils se décident à revenir à leur ponctuelle sobriété, leur visage se dépeint toujours une fois qu’ils voient la note. Leur bourse vide fait le bonheur de mon chiffre d’affaires, alors oui, je l’admets, la présence de cette fille est une vraie aubaine pour moi », plaisanta-t-elle en ricanant.

Ayant résolu la rixe qui sévissait dans sa taverne, Aelna se dirigea vers le comptoir pour préparer la commande du Vagabond. Ce dernier la suivit, mais ne put s’empêcher d’observer avec curiosité la Diseuse qui dominerait la soirée. A sa table, la jeune fille contemplait la nuit qui s’était installée derrière les carreaux de la taverne. Pareille à une statue de marbre, elle demeurait figée dans un présent, ancrée avec un calme imperturbable dans un moment qu’elle lisait avec nostalgie. Peut-être perçut-elle un regard différent de ceux qui se posaient sur son corps, car celle-ci tourna la tête en direction du Vagabond. Il vit à cet instant qu’un de ses yeux était clos ; sa paupière était traversée par une profonde cicatrice. Elle était borgne, et pourtant, celui-ci pouvait sentir sa clairvoyance balayer les tréfonds de son âme, pénétrer son esprit pour y lire le moindre de ses souvenirs qui jaillissaient comme des bulles à la surface de l’eau.
Mis à nu par un simple regard, le Vagabond se détourna de la jeune fille et se pencha sur son pichet de vin qu’Aelna venait de déposer sur le comptoir de bois.

« - J’en profite pour te rappeler que la maison ne sert pas le silence, alors tu m’en verras navrée, mais je ne peux satisfaire ta commande cette fois-ci. Le jour où tu trouveras du calme dans une taverne, fais-le moi savoir, fit-elle d’un clin d’œil.
- J’y penserai, répondit ce dernier d’un air ennuyé.
- Et je n’en doute pas. Bon, déclara celle-ci en frappant dans ses mains, Je suppose que le temps de bercer mes gaillards avec leur breuvage est venu.
- Tu supposes bien, pour une fois.
- Je l’ai toujours fait, alors cesse d’essayer de faire monter le rouge à mes joues avec tes pauvres compliments, parce que je t’assure qu’il faudra que tu fournisses plus d’efforts si tu souhaites un jour me voir dans cet état. »

Sur cette plaisanterie, Aelna se détourna du Vagabond et se rendit sur la petite estrade qui trônait au centre de la pièce.
« Je demande votre attention ! ordonna-t-elle. La nuit a déjà envahi nos rues, mais le jour resplendit encore dans cette taverne, et avec lui, la promesse d’une soirée mémorable. Ce soir, mes chers, nous avons l’honneur d’accueillir sur nos bancs une Diseuse. Le récit qu’elle nous contera en vaut mille, alors je préfère vous avertir, ceux qui ne savent écouter qu’au moyen de leur bouche auront une belle conversation avec moi, et je vous assure qu’elle sera tout aussi mémorable. J’en ai terminé. Fillette, la parole est à toi. », dit-elle en plaçant une chaise sur la scène avant de retourner s’installer derrière le comptoir.

La jeune fille ne souligna pas la façon dont Aelna l’avait appelée et s’était contentée de se diriger vers la scène. Elle marchait avec une grâce qui frisait l’excellence et à chacun de ses pas, le sol paraissait danser sous ses pieds, comme poussé par l’irrésistible envie de la suivre où qu’elle aille. Les boucles de sa chevelure de feu laissaient dans son sillage un doux parfum de rose qui finissait d’envoûter les clients. Lorsque celle-ci monta sur l’estrade, elle se débarrassa de son lourd manteau de feutre, dévoilant une robe d’un blanc immaculé. Ses coutures épousaient à merveille le contour de ses formes naissantes, et ses bras rendus nus tombaient avec élégance le long de son corps. Toutefois, les nombreuses cicatrices qu’ils arboraient trahissaient un semblant de fragilité. Qu’avait-elle donc vécu pour obtenir de tels stigmates ? Cela nul ne le savait, et peut-être était-ce mieux ainsi. En s’asseyant sur la chaise qui lui avait été laissée, la jeune fille jeta un bref regard en direction du Vagabond. Pendant un court instant, celui-ci perçut une étrange lueur dans son œil, une lueur où la curiosité se mêlait à la retenue. Après avoir poussé un soupir, elle se détacha de ce dernier pour se concentrer sur son public. L’amusement, que son regard avait abrité pendant une fraction de secondes, avait laissé place à un sérieux qui imposait le respect. Tous étaient à son écoute et tous n’avaient qu’une hâte : entendre de sa voix le récit qu’elle était venue narrer.

« Le temps file, le temps court, le temps avance sans jamais se soucier de ce qu’il érode. Il fauche sans la moindre vergogne ceux qui ne suivent sa danse et n’a cure de ceux qui ne s’accordent à son rythme. Il emporte avec lui les fragments du passé et les fait sombrer dans l’oubli. Pourtant, le passé n’oublie pas, le passé ne veut pas oublier, et il demeurera toujours ceux qui seront là pour le conter.

La Calamité ne s’est pas encore abattue que l’on aperçoit déjà, à l’horizon, les prémices de son jugement. Dans les tréfonds de ce bas monde, l’espoir d’un renouveau guide les âmes à la lueur d’une flamme vacillante. Tous attendent avec la même ferveur, la même dévotion, qu’un regard du divin leur soit accordé, qu’une promesse leur soit faite. Ils marchent, éternellement, sur cette route qui ne mène que vers les méandres d’un quelque part. Dans leur lente procession, ils n’emportent avec eux que leur arrogance et leur fierté, et foulent de leurs pas leur prétention et leur orgueil. « Mortels, vos vices ne connaîtront-ils jamais de fin ? », telles sont les paroles que l’on entend résonner sur les vastes contrées de ce monde ; elles vibrent en signe d’avertissement à ceux qui oseraient s’aventurer au-delà des frontières tracées il y a si longtemps, à ceux qui auraient l’audace de se jouer de la parole des dieux.

Pourtant, cette menace semble si futile à ses yeux et sonne comme une douce mélodie dont il se délecte de chacune des notes. « La curiosité est un vilain défaut, mais qu’en est-il de la mascarade qui pointe sa lame sur la vérité ? N’est-elle qu’un des nombreux voiles dont s’affuble la réalité afin de cacher sa triste laideur ? Pourquoi donc se dissimuler ? Le jour viendra où celle-ci sera contrainte d’abandonner ses parures et il me tarde de savoir ce qu’il adviendra d’elle. » Sur ces mots, il parcourt monts et vallées en plantant dans son sillage les germes d’une révolte, et instille dans le cœur de l’Ordre le doute et la crainte.

Son histoire a connu une fin, et malgré tout, les traces qu’il a laissées continuent de la réécrire. Peut-être serez-vous un jour témoin de son héritage, peut-être pas. Quoiqu’il en soit, sa mémoire perdurera encore un peu, du moins, le temps d’un soir.»

 

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