Je suis leur silence, un polar comme thérapie

Article en ligne – Critique BD » Parue aux éditions Dargaud en octobre 2023, la bande dessinée Je suis leur silence est l’œuvre du scénariste et dessinateur Jordi Lafebre. Dans ce roman graphique, l’histoire prend place à Barcelone, plus précisément dans le cabinet du Dr. Llull, en pleine séance avec une patiente pour le moins atypique : Eva Rojas. Psychiatre dont la licence lui a été retirée, la jeune femme livre à son thérapeute les péripéties d’une semaine hautement rocambolesque. Contactée par Pénélope, une de ses anciennes patientes, pour l’assister durant la lecture du testament de sa grand-mère, Eva Rojas s’est vue invitée dans la demeure des Monturòs, une illustre famille à la tête d’une grande entreprise de vin. Mais c’est lorsque le corps d’un de ses membres est retrouvé sans vie que la jeune psychiatre tentera de démêler le vrai du faux dans une affaire familiale à la toile complexe…

Une enquêtrice singulière

La force de cette bande dessinée réside sans nul doute dans le personnage qu’incarne Eva Rojas. Vulgaire, indécente, sans-gêne, des adjectifs peu flatteurs qui pourraient qualifier la jeune femme au premier abord, mais qui ne demeurent que les reflets d’un caractère pourtant audacieux, railleur et plaisantin. En effet, c’est derrière le masque d’une personne débordante d’énergie, au tempérament presque enfantin, qu’Eva Rojas cache tout son génie. Son extraversion, ainsi que son affirmation de soi, sont de grands atouts, qui lui permettent de mettre à profit son intellect sans craindre le jugement d’autrui, ni les conséquences qui pourraient découler de ses actions. Eva Rojas est un personnage qui « nage à contre-courant », suit son propre code et avance selon ses manières, comme en témoigne son obstination à se mêler de l’affaire meurtrière, en bravant les interdits posés par l’inspectrice chargée de l’enquête policière, Mme Alemany, avec qui elle entretient dès le début une relation très familière. Sa détermination sans faille à résoudre le crime commis est également une grande qualité. Sachant pertinemment dans quelle situation elle pourrait se retrouver, la psychiatre se lance sur l’affaire en ne craignant nullement les dangers auxquels elle pourrait faire face durant son enquête.

Parler du silence

Malgré l’excentricité qu’inspire ce personnage, Eva Rojas ne demeure pas infaillible. Enquêter sur le meurtre d’une personne représente, pour la psychiatre, une réelle rétrospective sur son passé auquel celle-ci se voit à nouveau confrontée. Son écœurement pour les cadavres ravit en elle le souvenir d’une de ses représentantes légales décédées : sa grand-mère partie sous ses yeux. Cet épisode qui a profondément marqué son esprit et qui a signé le début d’une vie rythmée par la dépression n’a toutefois pas achevé Eva Rojas, qui est parvenue à « sortir de ce bourbier » en obtenant son diplôme de psychiatre et en devenant la personne extravagante qu’elle incarne aujourd’hui. Derrière son apparent caractère plaisantin, caché sous le masque d’une jeune femme qui ne semble pas prendre les choses au sérieux, Eva Rojas s’est construite ou reconstruite après son traumatisme. Cependant, tout au long de l’enquête cette dernière entend les voix de ses défuntes tutrices légales qui l’accompagnent, la guident, la conseillent. Le symptôme d’une bipolarité, d’un trouble mentale hérité de sa mère ? Eva Rojas ne semble pourtant pas le prendre de cet avis et trouve plutôt dans ces voix les marques d’un passé avec lequel elle a su renouer, accepter. A travers son métier, Eva Rojas représente par ailleurs la porte-parole du silence, du « non-dit » qui pèse sur les esprits des patients dont elle souhaite aider à surmonter les épreuves.

Pour conclure, Je suis leur silence est une bande dessinée qui nous emmène vivre tous les frissons et rebondissements d’une enquête policière, mais qui traite également de problèmes psychologiques plus sombres avec une finesse et une profondeur très recherchée.