Chapitre 7 – Un nouveau joueur

Article en ligne – Nouvelle » La chaleur se faisait étouffante derrière les lourdes bâches de la tente. Des perles de sueur dévalaient de son front pour finir leur course sur la table qui trônait devant lui, déposant une marque humide sur des cartes arrangées en un parfait arc de cercle, n’attendant que d’être tirées. A la lueur des bougies, il observait les ombres qui jouaient sur les tentures, vacillantes et faibles face à l’éclat mouvant des flammèches. Son esprit, embrumé par le tintement incessant d’une horloge cachée dans un recoin de ténèbres, essayait tant bien que mal de deviner les traits, les dessins, les signes que cachait le jeu de tarot étendu sur la table de bois, mais celui-ci restait silencieux, indescriptible, illisible.

- Tu hésites, dit la voyante derrière la capuche qui lui masquait le visage. Tu hésites encore et toujours, Orion.
- N’est-ce pas ce que nous faisons tous, répliqua ce dernier.
- Peut-être, mais si tu es venu me voir, c’est bien pour faire taire tes doutes, non.

Ignorant la remarque de la demoiselle, Orion se saisit d’une carte, puis d’une deuxième et d’une troisième, avant de les retourner pour dévoiler une lecture dont le sens lui demeurait encore inaccessible. Un roi, une tour, un pion. Trois figures qu’il observait avec la plus grande attention, scrutant le moment où ces dernières se décideraient à faire parler de leurs mystères. 

- Tu sais tirer des cartes, Orion, mais sauras-tu les jouer ?
- Je ne compte pas jouer. 
- Tu devrais pourtant, car à ses yeux, tout ceci n’est qu’une manche dont il savoure déjà la victoire, l’avertit la voyante. En prononçant ces mots, celle-ci avait retourné cinq autres de ses cartes, révélant simultanément sous sa paume une reine, un roi, deux fous et une tour. Si tu veux avoir une chance contre lui, contre eux, il faudrait commencer par aiguiser ta vision de la situation, mon cher.

- Oh ! Rassure-toi, j’ai bien saisi qui étaient les acteurs dans cette pièce, mais je me demandais simplement quel rôle tu jouerais, ma chère Diseuse, répliqua Orion d’un sourire. Inutile donc de te cacher sous les apparences d’une petite voyante.

Un silence avait suivi ses propos, et si cette dernière avait vu son masque se fissurer, elle n’en laissa rien transparaître. Diseuse ou voyante, vagabonde ou sorcière, quelques titres qui ne manquaient jamais de la désigner. Peu lui importait son rôle, tant que celle-ci continuerait à narrer les histoires de ce monde, tant qu’il y aurait des chapitres sans fin.
D’un geste, la Diseuse balaya la table pour retirer les cartes qui affichaient leur verso, avant d’en former une pioche qu’elle arrangea en un petit tas. Désormais, seules huit cartes se défiaient de leur symbole, luttant pour savoir qui renverrait l’autre dans la pile.

- Lucius, l’Eclairé. Lucius, le Gouverneur des Landes. Lucius, le Conquérant. Il est le roi sur ce plateau qu’il sait déjà sien. Il a déjà eu une reine et fou, dit la voyante en déchirant machinalement les cartes les correspondant. Mais sa faim ne s’arrêtera pas tant qu’il demeurera encore un fou à soigner et une tour à défaire.
- Et quand est-il de mes cartes ? se hasarda à poser Orion.
- Ce sont les tiennes, non. Joue-les et impose tes règles, et peut-être que les dieux s’accorderont à te jeter un coup d’œil. Cela dit, tu ne comptes pas t’immiscer dans une partie sans y avoir été convié.
- Ce n’est donc pas vous qui lancer les invitations, ironisa le jeune homme.
- Non, mais je peux toujours les distribuer. Observe les cartes et enfin dis-moi : qu’as-tu l’intention de faire, Orion ?

Un roi pour un roi, une tour pour une tour, un fou pour un pion. S’il voulait se mêler des affaires du divin, celui-ci devrait s’y prendre avec ses propres règles. « Les dieux n’observent les laissés-pour-compte que pour admirer leur reflet à travers des yeux larmoyants d’un regard qui leur a été accordé », disait-on. Puisqu’il en était ainsi, Orion sècherait ses larmes et les forcerait à le regarder, lui, le petit homme qu’il était, lui, le petit dieu qu’il serait.
Sans une once d’hésitation, Orion s’empara de la carte sur laquelle figurait le pion, et la déchira dans un silence assourdissant. Un roi pour un roi, une tour pour une tour et un fou dont il s’empresserait de faire la connaissance.

- Je serai l’allié de tous et l’ennemi de chacun, déclara-t-il. Lucius s’est engagé dans une guerre qu’il pense remporter haut la main, mais je serai là pour lui faire ravaler son orgueil, à lui comme à ceux dont il s’est promis de peindre en rouge. 
- Dans ce cas, j’espère que nous nous retrouverons pour assister au dénouement de ce chapitre, déclara la Diseuse. Mais en attendant, vous devriez vous rendre dans la région de Gloria ; au cœur de ces terres, dit-on, la folie est un poison qui atteint même les plus sages et les plus braves, peut-être saurez-vous employer ce défaut à bon escient, ou peut-être vous consumera-t-il vous aussi, il me tarde de savoir.
- Qu’en est-il des régions qui ont déjà sombré dans son joug ?
- Ne soyez pas pressé, Orion, l’engrenage est déjà mis en route, mais si cela peut vous rassurer, sachez que quelqu’un d’autre œuvre également dans l’ombre, et ce, sans nul doute pour votre plus grand plaisir, révéla la voyante en laissant le jeune dans le flou de ses mots. Vous devriez vous dépêchez de partir, le temps presse, dit-on…

« On ne devient pas un tueur de dieux sans en être un auparavant. » Un sacrifice pour un idéal, une rancune qui avait terni l’ambition d’un homme, quoiqu’il en fût, les terres de Gloria étaient sa prochaine destination, et s’il voulait dominer sa manche contre les dieux, celui-ci devrait jouer les fausses cartes, avant de faire tomber son masque, jusqu’au dernier chapitre…