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Chapitre 3 – Un regard venu d’ailleurs

L’article en ligne – Nouvelle » Personne n’est à l’abri du regard des dieux et eux-mêmes ne restent pas indifférents à l’attention qui leur est portée. Souvent, il ne s’écoule que peu de temps avant qu’ils ne décident de jouer leurs cartes…


Kimy Dieu

Kimy Dieu

24 avril 2023 à 12:59

Il revoyait encore la scène se peindre dans son esprit, fraîche comme le sang pourpre qui avait coulé sur la place. Le corps immobile, un filet rougeâtre dévalant de sa bouche, les yeux clos, et dans sa main, un misérable pion d’échec. Jamais il n’aurait pensé que les saltimbanques qu’ils étaient recevraient un jour des regards frappés d’épouvante et des cris de terreur en guise d’acclamations. Il revoyait encore la précision des gestes avec lesquels on avait enveloppé le corps d’un simple linceul. Certains avaient éclaté en sanglots, d’autres avaient préféré détourner le regard ; il fallait les comprendre, la mort ne décochait que rarement sa flèche dans la Capitale, on la disait mauvaise pour viser. Pourtant, cette dernière était parvenue à toucher la Capitale en plein cœur, et cette fois-ci, il était des morts sur lesquels on ne pouvait fermer les yeux. Ce soir-là, le soleil s’était couché sur un bien triste jour, emportant avec lui la seule lumière qui avait gouverné la cité. Si les raisons de sa perte ne demandaient encore qu’à être expliquées, une chose demeurait cependant certaine : la Capitale avait perdu sa voix, et seul le temps saurait peut-être la lui rendre.

 

Ses pensées le quittèrent soudainement, lorsque Daxe frappa de sa chope la table de bois, avant de laisser échapper un juron.

- Bordel ! Comment cela a-t-il pu arriver ?

- Personne n’est à l’abri des caprices du hasard, répondit son frère. Pas même un dieu.

- Mais oui, petit frère, mais oui. Tu ne m’apprends rien en me disant cela, plaisanta Daxe. En attendant, Rosefield se retrouve livrée à elle-même, et sans doute chagrinée par la perte de son dirigeant.

- « Chagrinée », je ne pense pas que cela soit le terme le plus approprié à la situation, dit une voix. Encore une rasade, messieurs ?

 

Avec un léger sursaut, les deux hommes se tournèrent en direction de leur curieuse interlocutrice. Une jeune femme se tenait à leur table, le regard taquin, les lèvres entrouvertes comme prêtes à laisser sortir un flot incessant de paroles.

 

- Non merci, ma chère. Je n’ai pas le cœur à la fête ce soir, répondit Daxe qui ignora la remarque de la serveuse. Après tout, à qui pouvons-nous bien porter un toast ?

- Au dieu qui nous a quittés il n’y a même pas quelques heures, ce serait un bel hommage, non ?

- Vous dites cela avec tellement de désinvolture. Sa disparition ne vous afflige donc pas ? demanda le frère de Daxe.

- Si, bien entendu. Toutefois, le présent m’occupe trop pour que je puisse me hasarder trop longtemps dans le passé. Même si la Capitale se retrouve endeuillée le temps d’un jour, d’une semaine, d’une année, elle finira par retrouver sa réputation, et ce, avec ou sans gouverneur. Il faut donc que je sois prête pour ce jour, c’est pourquoi j’ai préféré verser mes larmes aujourd’hui. Cela me fait une chose de moins à m’occuper, non ? De plus, je sais que sa perte n’aura pas été vaine. Nous sommes son héritage, la Capitale représente son dernier souffle, alors autant continuer de la faire souffler, déclara la serveuse.

- Belle philosophie, je m’incline, dit Daxe.

- Ce genre de discours ne devrait pourtant pas vous impressionner, vous, les vagabonds du monde.

- En effet, mais je trouve cela passionnant d’entendre la réflexion venant de la bouche de quelqu’un d’autre.

Cette remarque fit sourire la serveuse.

- J’aurais volontiers poursuivi cette conversation, hélas, le travail m’appelle. Si vous ne souhaitez plus commander, je dois vous laisser à vos déboires.

- Puis-je tout de même vous poser une dernière question ? demanda le frère de Daxe.

- Certainement.

- Pensez-vous que les dieux s’apprécient entre eux ?

- Qui sait, personne n’est mieux placé qu’eux pour y répondre, mais en toute franchise, je pense qu’ils ne font pas exception à la règle ; ce sont des dieux, parce qu’ils en ont le titre, et généralement, on se bat pour le conserver. Alors pour vous répondre : non, je ne pense pas qu’ils s’apprécient entre eux. Pour ma part, je les ai toujours considérés comme des aînés qui avaient marché avant nous, je les ai longtemps admirés, toutefois, le temps approche où marcher nous revient de droit. Peut-être bien que les dieux aussi ne sont pas si insensibles à ce fait et la peur de perdre le rôle de leur existence leur pend au nez.

- Je vois… déclara pensivement le frère de Daxe.

- Je ne sais pas si nos chemins se croiseront à nouveau, mais si tel est le cas, je me réjouis d’avance.

- Nous également, répondit Daxe. Au fait, quel est donc votre nom, Madame-La-Philosophe ?

- Madame-La-Philosophe s’appelle Aelna, tâchez de vous en souvenir, déclara cette dernière en s’éloignant déjà de la table.

 

Sur cette dernière remarque, la serveuse fit un clin d’œil aux deux jeunes hommes, avant de les laisser retourner à leur bavardage. Peut-être bien que celle-ci n’avait pas tort au sujet des dieux. Peut-être bien que sombrer dans l’oubli était ce qu’ils redoutaient le plus. C’était sans doute pour cette raison qu’il leur fallait à tout prix être au courant des évènements du monde. Des évènements qui se devaient d’être compilés, analysés, racontés… Si certaines personnes s’attelaient déjà à cette tâche avec soin, d’autres préféraient voir la vérité de leurs propres yeux. Ainsi, à travers le reflet du bassin qui trônait au centre de la pièce, elle avait épié la conversation entre les trois personnages.

 

- Les pions se mettent lentement en place. Bientôt viendra le tour où notre région devra jouer ses cartes et je compte bien avoir une belle main pour cette manche.

- Et comment comptez-vous vous y prendre, Madame ?

- Je mise sur cette homme, déclara-t-elle en pointant dans le reflet de l’eau le frère de Daxe. J’ai le sentiment qu’il ne me décevra pas. C’est un homme qui ne sait pas encore quel chemin prendre et il me tarde de savoir s’il saura faire la différence durant cette partie… Quant à toi, je te demande d’être mes yeux durant ces prochains jours. Tu es une Diseuse, tu sais ce que tu as à faire, je me trompe ?

- Non, je sais ce qui m’attend… Toutefois, je ne peux m’empêcher de me faire du souci pour vous. Le gouverneur des Landes viendra vous rendre visite tôt ou tard, comme il l’a fait avec Rosefield.

- Ne t’inquiète pas pour moi, je saurai le recevoir comme il se doit, dit-elle d’une voix dont on percevait presque le dédain. Après tout, il faut faire preuve d’hospitalité envers ses invités, surtout s’il s’agit du bourreau de Rosefield, non ? A la différence de ce qu’il s’est passé à la Capitale, notre conversation ne se conclura pas sur un échec et mat…

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