Culture » Au lendemain de la Première Guerre mondiale, le cinéma inventé par les frères Louis et Auguste Lumière en 1895 n’a pas encore gagné ses lettres de noblesse artistique. Il reste ce média populaire qui, bien que très apprécié du grand public, se cantonne dans son rôle de divertissement, voire d’échappatoire à la sortie de la Grande Guerre et de la grippe espagnole. Avec l’embellie des Années folles toutefois, marquées par une croissance de la productivité liée aux progrès technologiques et par une effervescence culturelle et artistique, le cinéma devient peu à peu «une institution fondamentale de la classe moyenne urbaine», note le professeur de civilisation américaine André Muraire1.
En 1921, le cinéma muet est à son apogée, avec des films cultes comme The Kid de Charlie Chaplin ou Les quatre cavaliers de l’Apocalypse de Rex Ingram, un long-métrage qui encaisse le record du muet aux Etats-Unis (4,5 millions de dollars) et fait la renommée de Rudolph Valentino. A cette époque, le muet atteint cependant déjà ses limites en termes de genres, d’écritures cinématographiques et de technologies. Le prestige des «stars» s’effrite. La fréquentation des salles se met à stagner. Pour continuer d’appâter les spectateurs et de répondre à l’évolution d’une clientèle désormais plus bourgeoise, les cinémas doivent offrir toujours davantage: ils se mettent à encadrer les superproductions de coûteux prologues, de ballets et autres attractions de music-hall. Et ils veillent à l’amélioration du confort.
Cinéma-spectacle
Dans les grandes villes américaines, comme dans les capitales européennes, les maisons de production ouvrent des cinémas toujours plus somptueux, faisant appel à des «architectes de l’évasion et de la démesure». Les spectateurs se voient proposer une «atmosphère» de palace, avec des décors opulents et exotiques destinés à susciter la surprise et l’émoi dès le hall d’entrée.
Marcus Loew, fondateur de la Metro-Goldwyn-Mayer, le soulignait volontiers: «Nous vendons des billets pour montrer des salles, pas des films!» Paroxysme du baroque, voire du mauvais goût, ces palais cherchaient à rivaliser avec les salles de théâtre, souvent plus modestes, et avec le luxe de l’opéra. On est très loin des petites salles de quartier du début du siècle, les ancestraux «nickelodéons» destinés principalement aux ouvriers et immigrants, où le passage du tourniquet ne coûtait qu’une piécette de nickel de 5 cents.
Face à tant de débauche de moyens, les uns se montrent critiques, les autres s’enthousiasment. «Il est certain que le cinéma est là pour durer… au moins pour un temps!» ironise l’essayiste Katharine Fullerton Gerould en 1921 dans The Atlantic Monthly. Dans la revue romaine L’Epoca, le critique d’art franco-italien Ricciotto Canudo défend au contraire que «le cinématographe est un art». En 1921, il parvient à le faire entrer au Salon d’automne de Paris. L’année suivante dans L’Intransigeant, il explique que «le film est une œuvre d’art: l’écraniste peint avec des pinceaux de lumière comme l’organiste joue avec les souffles des tuyaux». Son combat débouchera sur la publication d’un «Manifeste du septième art», en 1923.
Coup de poker
Sa véritable reconnaissance artistique, le cinéma l’acquiert toutefois seulement durant la seconde moitié des années 1920, à la faveur de la sonorisation des films. Des expériences avaient été menées dès la fin du XIXe siècle avec un certain succès, mais les grandes sociétés de production, peu convaincues par la qualité sonore des essais, tardaient à se lancer. L’équipement des salles s’annonçait aussi coûteux et l’exportation des films parlés difficile, le doublage étant plus fastidieux que la simple traduction des cartons du muet.
Ce sont finalement les frères Warner, financièrement aux abois, qui tentent le coup de poker. Ayant hérité des recherches dans le domaine sonore de la Vitagraph Company of America, ils signent un contrat avec la Western Electric pour poursuivre les travaux qui débouchent sur le Vitaphone. Ce procédé, qui assure la synchronisation son-image en couplant les galettes de film à des disques 33 tours gravés, est utilisé pour le film Don Juan, mis en scène par Alan Crosland avec en vedette John Barrymore et Mary Astor. Le long-métrage, projeté pour la première fois le 6 août 1926 au Warner Theatre de New York, n’est en fait qu’un film musical, dont la partition a été exécutée par l’orchestre du New York Philarmonic Auditorium. La foule se rue vers la nouveauté.
Et la parole fut!
Le premier long-métrage parlant, The Jazz Singer, sort 14 mois plus tard, le 27 octobre 1927. Egalement produit par la Warner Bros. et réalisé par Alan Crosland, il a pour acteur fétiche l’artiste de music-hall Al Jolson, qui prononce une phrase prophétique: «Et vous n’avez encore rien entendu!» De fait, l’œuvre est davantage un film chantant que parlant. Le premier film qualifié de «100% parlant», Lights of New York, sort l’été suivant.