Abbaye d'Hauterive. «Nous sommes à un moment crucial»
Une trentaine d’experts sont impliqués dans la rénovation de l’église du monastère cistercien
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Magalie Goumaz
17 août 2022 à 04:01
Abbaye d’Hauterie (6/6) » L’église de l’abbaye est en travaux. La Liberté présente chaque semaine un aspect de ce chantier complexe, sensible, mais passionnant.
La restauration de l’église de l’abbaye d’Hauterive implique de nombreux spécialistes. Jean-Luc Rime, l’architecte-conseil de la Fondation d’Hauterive, est responsable du chantier. Chef du Service des biens culturels du canton de Fribourg, Stanislas Rück veille à la conservation du patrimoine. Ils expliquent les enjeux de cette délicate intervention dans le sacré.
Pourquoi s’être lancé dans cette restauration?
Jean-Luc Rime: Il y a quinze ans, lorsque j’ai repris le mandat d’architecte-conseil de la Fondation d’Hauterive, nous avons commencé par mener une réflexion sur l’ensemble du site. Nous avons ensuite fait un état des lieux des bâtiments. Certaines interventions étaient urgentes, d’autres l’étaient moins mais présentaient de grands enjeux, comme la restauration de l’église. Rien d’important n’avait été entrepris depuis au moins 100 ans. Les murs et le mobilier étaient sales, encrassés. En parallèle, la communauté des moines souhaitait revoir l’espace liturgique afin d’être davantage en communion avec les fidèles.
En quoi l’Etat est-il impliqué?
Stanislas Rück: Hauterive a un statut particulier dans le sens où après la guerre du Sonderbund, le régime radical qui s’est mis en place dans le canton en 1848 s’est approprié le site. Cent ans plus tard, l’Etat l’a rendu en usufruit à la communauté cistercienne mais il en demeure le propriétaire à travers la Fondation d’Hauterive.
Un premier projet, qui répondait aux vœux de la communauté de se rapprocher des fidèles, s’est heurté à une fin de non-recevoir de la Confédération. C’est elle qui décide de tout?
JLR: Ce premier projet était ambitieux. Nous voulions déplacer les stalles, construites à la fin du XVe siècle. Mais on ne déplace pas si facilement un ouvrage de 600 ans. Nous avons touché un point très sensible.
En votre qualité de conservateur, que pensiez-vous de ce premier projet Monsieur Rück?
SR: Je comprends à la fois les besoins des moines et les exigences de la conservation. En l’occurrence, j’ai fait ce que j’ai pu pour défendre la légitimité de la communauté à dessiner la manière dont elle souhaite utiliser ce bâtiment. C’est elle qui a fondé Hauterive, et elle a toujours adapté l’infrastructure à son évolution. Sauf que ce n’est plus possible avec les règles de conservation d’aujourd’hui, ou en tout cas pas dans la même mesure. Il aurait fallu un consensus très large pour un tel changement, car les enjeux vont au-delà du site et de son utilisation du moment. Ils concernent le canton de Fribourg ainsi que la Confédération. Il s’agissait donc d’une question de fond, qui a donné lieu à des discussions intenses.
JLR: Pour ma part, je comprends la frustration de la communauté qui a l’impression de n’avoir pas pu entrer en dialogue avec la Commission fédérale des monuments historiques. Dans le préavis négatif qu’elle a émis, il y a d’ailleurs certains points qui ne sont pas corrects du point de vue historique et chronologique. Il faudra en débattre un jour mais avant cela, nous voulons réaliser ensemble quelque chose de bien. Nous sommes en train de retravailler le concept, et nous trouverons une excellente solution sous peu.
SR: Malgré le désaccord sur ce point, cette commission fait un travail remarquable. Elle a sauvé bien des choses. Une telle instance est très importante pour le patrimoine, et ces débats contradictoires sont normaux et indispensables pour un projet de cette ampleur.
Les stalles ne sont probablement pas le seul point sensible…
JLR: Le permis comporte une trentaine de points dont quatre sont encore en suspens. C’est notamment le cas de l’accessibilité du bâtiment pour les personnes à mobilité réduite. Actuellement, nous suons pour trouver la meilleure option.
Avez-vous eu des mauvaises surprises sur le chantier?
JLR: Les structures supportant les stalles étaient en très mauvais état.
SR: Au début pourtant, nous hésitions à les démonter. Mais en voyant l’état des sous-constructions qui supportent ce mobilier, nous avons choisi la bonne option. Cette structure n’aurait plus tenu longtemps.
JLR: En déplaçant les deux autels néoclassiques installés devant les stalles, nous nous sommes également rendu compte qu’ils étaient d’une facture modeste et d’une faible qualité. Enfin, les canalisations nous ont réservé quelques surprises. A partir de 1910, certaines tranches ont été bétonnées, ce qui fait que les murs n’ont pas pu respirer. A l’intérieur, des espaces sont fortement marqués par des remontées d’humidité. Nous sommes ainsi obligés de démonter ces canalisations pour installer un système beaucoup plus simple et uniforme.
Ne craignez-vous pas de faire vous aussi des erreurs?
SR: Nous serons probablement aussi critiqués pour certaines interventions. C’est évident. Raison pour laquelle nous avons une approche plutôt conservatrice des méthodes que nous utilisons. Sur le marché, il y a plein de produits miracles pour l’entretien ou la restauration. Mais les vieilles recettes sont souvent les plus appropriées et les plus durables.
JLR: Je citerais l’exemple de la rosace sur la façade ouest. Elle a été consolidée dans les années 1980 avec un produit soi-disant miracle qui est une sorte de colle synthétique. Avec le temps, elle s’est répandue et s’est durcie. Il va falloir l’enlever.
Comment savoir ce qui est juste?
SR: C’est vrai, parfois ça me réveille la nuit. Mais ce métier est un questionnement permanent et avec le temps, on apprend à faire son autocritique. Et on n’est pas seul: il faut savoir écouter les autres.
JLR: Il y a peu de vérités absolues. De plus, la question du patrimoine est très idéologique Chaque génération, dans chaque contexte économique, imagine le patrimoine à sa manière, souvent idéalisée.
Que ressentez-vous lorsque vous pénétrez dans cette église traversée par des câbles, vidée de sa substance?
JLR: Je ressens une grande responsabilité d’arriver à un résultat en 2025. Actuellement, tout est en chantier et nous sommes les chefs d’orchestre. Il nous revient de faire en sorte que tous les éléments déplacés soient remis ensemble et forment un tout cohérent. Il ne faut pas perdre le nord, car si une erreur doit être commise, elle le sera ces prochains mois.
C’est donc un moment crucial?
SR: Effectivement. Si nous faisons un faux pas maintenant, il sera difficilement rattrapable.
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