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Les lettres à nos aînés

Nous nous retrouverons


Thierry Raboud

Thierry Raboud

17 avril 2020 à 04:01

Lettre à nos aînés

Les rouges-queues faisaient un brasier d’ailes dans les vignes en pleurs. Le ciel, enfin vidé des traces blanches qui le ligotaient, célébrait en piailleries symphoniques son infini retrouvé. Dans ce paysage immensément sonore, je marchais avant l’exil intérieur, creusant les sentiers d’un monde qui bientôt ne serait plus le mien. Et déjà je me sentais de trop, et déjà il me fallait rentrer.

Mais voilà qu’entre les lézards passe-murailles, je vis une Terrienne très ancienne qui coiffait encore ses sarments comme de jeunes amants. Le fin chack-chack du sécateur semblait rythmer l’épanchement de sa solitude. Silence. Chack-chack. Silence. Et le soleil pâle dorait sa dure poigne, animée par un geste si nécessaire à l’équilibre du temps arrêté qu’aucune autorité ne semblait pouvoir l’interrompre. Chack. Chack. Je rentrai, accompagné de son écho qui finit par s’éteindre sur mon pas de porte. Clac, claquemuré.

L’homme reflue, assigné à demeure par un mal volatil, et le réel en profite pour exister un peu plus fort. Je crois deviner sa fière reconquête derrière les paupières fermées de mes fenêtres, par-delà ces enclos nouveaux. Comme si le grandiose n’avait pas besoin de nous, s’exaltant même de notre absence. Comme si la planète revenait sur l’axe qu’elle avait de toute éternité piqué aux extrémités du cosmos. L’homme relégué, tout serait enfin à sa place.

Et vous êtes là, chez vous, comme moi, chez moi. C’est un nous émietté. Chacun chez soi, avec au-dehors ce printemps broussailleux qui crécelle joyeusement, les lézards qui se réchauffent le ventre écailleux aux murets tièdes; le réel enfin épuré, alors que demain semble annulé.

Pourtant le jour n’est pas tombé! Il faudrait encore quelqu’un au monde pour le soutenir un peu, en prendre la mesure, en recueillir la grandeur neuve, le relever au besoin. Quelqu’un sans qui les oiseaux chanteraient en vain. Sans qui le soleil n’aurait plus à revenir.

Ce sera elle, mon antique tailleuse de ceps. A travers les murs qui nous protègent de nous, je l’imagine, rescapée ou échappée, continuant son travail dans la tempête invisible et le pépiement des rouges-queues. Palisseuse entêtée, elle accompagne la sève qui s’élève et s’élèvera toujours tant qu’il y aura de la terre en dessous et du ciel en dessus.

Chack-chack. Dernier bruit avant la nuit, et je pense à vous qui désormais l’entendez comme je l’entends. Et je pense à nous, jeunes solidaires et vieux solitaires, qui nous retrouverons à l’orée d’une vigne rieuse taillée comme un espoir entretenu.

THIERRY RABOUD, journaliste à «La Liberté»


» Cette opération de solidarité est lancée de concert avec d’autres quotidiens régionaux de Suisse romande: Le Quotidien Jurassien dans le Jura, Arcinfo à Neuchâtel, Le Journal du Jura (Berne francophone) et Le Nouvelliste, en Valais. La Côte, basée à Nyon, et le magazine Générations se sont également joints au mouvement.

Mais la solidarité ne se confine évidemment pas aux seules rédactions. C’est pourquoi nous vous lançons un appel, à vous, chers lecteurs: écrivez vous aussi votre lettre à nos aînés et faites-nous la parvenir par courriel à l’adresse suivante: redaction@laliberte.ch. Nous publierons les plus belles dans nos prochaines éditions.

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