25 mai 2020 à 04:01
Lettre à nos aînés
Chère Anna, vous ne souhaitiez pas mourir sur les planches ou, ajoutiez-vous en souriant, comme Tom Simpson sur sa bicyclette. Vous ne souhaitiez pas non plus qu’une maladie vous oblige à livrer une ultime bataille qui vous aurait dérobé la possibilité même de mourir vivante. Vous souhaitiez en somme la voir venir et lui emboîter le pas. Vous avez demandé que, le moment venu, personne ne vienne vous en distraire, ni vos proches ni vos amis; j’ai besoin, disiez-vous, de quelques jours pour mourir, seule, comme saint Augustin.
L’équipe de la Soldanelle a tout fait pour que vos vœux soient exaucés; vous n’avez pas souffert, si bien que vous avez pu, pendant de longues heures, regarder par la fenêtre ouverte le lieu où vous vous éclipseriez lorsque plus rien ne vous retiendrait.
Je vous ai promis que je reviendrais lorsque tout serait fini, pour vous donner des nouvelles du monde. Vous avez souri. Me voilà:
Je me suis rendu ce matin à la Soldanelle, par le sentier qui longe la Corcelette, d’où j’ai aperçu la fenêtre aux volets bleus; la vie continue, un nouvel hôte occupe votre chambre. J’ai salué avant d’entrer le jardinier qui taillait les rosiers. Le livre d’or était ouvert sur la table de l’accueil; la photographie sur laquelle vous figurez a été prise dans le jardin d’hiver, vous sembliez si loin déjà. J’ai écrit ces quelques mots au verso.
L’infirmière m’a rejoint à la cafétéria, on s’est embrassé. Le soleil glissait derrière les épicéas, on a bu un thé; elle s’est réjouie d’avoir su faire respecter votre volonté.
Puis elle s’est levée et m’a prié de la suivre; elle m’a relaté en chemin qu’un incident avait eu lieu la veille: la résidente qui assistait la responsable de la volière avait oublié de refermer la porte, si bien que les oiseaux avaient dès l’aube pris la clé des champs.
Tous les résidents du home étaient dans la prairie, tête en l’air: les oiseaux s’étaient perchés sur les arbres tout proches, aussi peu décidés à s’éloigner de leur prison qu’à la réintégrer un jour. C’était une nuée d’oiseaux des îles et d’oiseaux-lyres qui voletaient dans les saules, les pommiers et les sorbiers; c’était comme un rêve et personne ne souhaitait en sortir.
Chère Anna, voilà les mots que je souhaitais vous adresser avant qu’ils ne s’envolent, pendant qu’ils vous enveloppent encore et que, par un tour de passe-passe mystérieux, ils vous libèrent et vous retiennent, loin de nous et parmi nous.
Jean Prod’hom, écrivain, Corcelles-le-Jorat
» Cette opération de solidarité est lancée de concert avec d’autres quotidiens régionaux de Suisse romande: Le Quotidien Jurassien dans le Jura, Arcinfo à Neuchâtel, Le Journal du Jura (Berne francophone) et Le Nouvelliste, en Valais. La Côte, basée à Nyon, et le magazine Générations se sont également joints au mouvement.
Mais la solidarité ne se confine évidemment pas aux seules rédactions. C’est pourquoi nous vous lançons un appel, à vous, chers lecteurs: écrivez vous aussi votre lettre à nos aînés et faites-nous la parvenir par courriel à l’adresse suivante: redaction@laliberte.ch. Nous publierons les plus belles dans nos prochaines éditions.
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