Les lettres de la souffrance
L’internement administratif a duré longtemps à Fribourg. Les archives redonnent la parole aux victimes
Partager
Stéphanie Buchs
23 mai 2019 à 20:01
Bellechasse » «J’ai dû revêtir l’uniforme des prisonnières, ainsi que le linge de corps, il n’y a que des assiettes en fer, si tu crois que je vais manger dedans!» Une internée administrative décrit ainsi son arrivée à Bellechasse, dans une lettre adressée à sa sœur. On y perçoit le choc de cette entrée dans un environnement carcéral. Cette phrase est extraite du tome 4 des recherches de la Commission indépendante d’experts (CIE) qui s’est penchée sur les internements administratifs en Suisse. Intitulé «…je vous fais une lettre», ce volume est paru lundi, en même temps que trois autres tomes.
Pour rappel, jusqu’en 1981, il était possible en Suisse d’enfermer une personne dans une prison, sans qu’elle n’ait commis aucun délit pénal et sans décision d’un juge (lire ici). «Alcoolisme», «Vagabondage», ou encore «mœurs légères» faisaient partie des comportements qui pouvaient être à l’origine d’un tel internement. Les cinq chercheurs qui ont travaillé sur cet ouvrage ont analysé en particulier des documents produits par les personnes internées, avec un but: redonner la parole aux victimes. Anne-Françoise Praz, professeure à l’Université de Fribourg et vice-présidente de la CIE, a dirigé ce volume. Elle insiste sur l’importance des archives de Bellechasse.
Pourriez-vous d’abord rappeler ce qui différencie l’internement administratif d’un emprisonnement «classique»?
Anne-Françoise Praz Une différence essentielle réside dans le fait qu’un détenu de droit commun connaît la date de sa sortie alors qu’un interné l’ignorait souvent. On pouvait être interné pour une durée indéterminée. Et même lorsque le temps d’internement était fixé, la libération était conditionnée au «bon» comportement de la personne. La direction de l’établissement était seule juge, ce qui ouvrait la porte à l’arbitraire. Les lettres rédigées par les personnes internées montrent que cette incertitude était ressentie comme l’élément le plus injuste et le plus destructeur.
Pourquoi avoir choisi de travailler surtout sur les archives de Bellechasse?
Notre commission a identifié 648 lieux d’internement en Suisse. On a focalisé surtout sur cinq d’entre eux, dont Bellechasse, parce que cet établissement enfermait des internés venant de plusieurs cantons. Et surtout parce que les archives sont remarquables (lire ci-après). Nous disposons de 6750 dossiers individuels pour la période 1919-1981, de photographies, de documents administratifs… Dans ce volume 4, l’idée était d’écrire une histoire de l’internement administratif du point de vue des personnes concernées, un contrepoids nécessaire au discours des autorités et des experts. Au total, nous avons analysé 500 dossiers issus de différents établissements, mais plus de la moitié proviennent de Bellechasse.
Qu’est-ce qui vous a marquée?
Excepté les missives adressées à la direction de l’établissement, les lettres retrouvées dans les dossiers n’ont jamais été envoyées. Par exemple, une femme internée écrit à son amoureux pour Noël et lui envoie un petit mouchoir qu’elle a brodé elle-même; mais cette lettre reste dans son dossier avec le mouchoir… On repère une volonté de la direction de contrôler les relations intimes, en particulier des femmes. Cette censure du courrier augmentait l’isolement des personnes et réduisait à néant leurs efforts pour dénoncer des abus ou réclamer leur libération.
Quelle conclusion tirez-vous de cette recherche?
Les résultats les plus importants de ce tome montrent les effets destructeurs de l’internement sur les personnes. Dans les lettres, elles se plaignent de la dégradation de leur état de santé, parfois même certaines souffrent de la faim. L’incertitude liée à la durée de l’internement et à l’avenir compromis engendre une angoisse palpable. Des épisodes dépressifs sont repérables: un homme, par exemple, finit par écrire en répétant toujours la même phrase.
Cependant, ces documents témoignent aussi des stratégies mises en place pour protester, conserver une certaine dignité en se battant pour leurs droits. C’est d’autant plus terrible de savoir que leurs efforts sont vains, puisque ces lettres n’ont pas franchi les murs de Bellechasse. D’où l’importance de ce volume pour faire entendre leur voix et produire une histoire plus complète.
Existe-t-il une grande différence entre votre hypothèse de travail et les résultats de votre recherche?
Nous ne nous attendions pas à un décalage aussi criant entre les objectifs officiels (rééduquer par le travail et réinsérer) et les effets de l’internement. Les autorités devaient se rendre compte de l’inefficacité de cette mesure, les personnes étant souvent réinternées. Pourquoi l’a-t-on conservée durant des années? Nous dirions que l’internement administratif a persisté dans certains cantons car il apparaissait comme un dispositif commode pour traiter des problèmes sociaux, les gouvernements (et aussi leurs électeurs) n’ayant pas l’intention d’y consacrer davantage de ressources, ni la volonté politique d’imaginer des alternatives.
Le constat était-il le même pour les internés fribourgeois?
A Fribourg, l’absence de volonté politique pour trouver des alternatives à l’internement administratif a perduré longtemps. Par exemple, une approche médicalisée de l’alcoolisme (le motif dominant des internements masculins) est mise en œuvre bien plus tard que dans d’autres cantons. On repère une sorte de pingrerie comptable. Celle-ci ne se retrouve pas qu’à l’échelle cantonale. Au niveau des communes, les autorités préfèrent interner des personnes à Bellechasse au lieu de les diriger vers Marsens ou un asile pour vieillards, qui serait plus adéquat mais plus cher.
Le monopole politique conservateur, l’étouffement des «affaires», tout cela entrave le débat public et retarde les remises en question jusqu’aux années 1970.
Ce contenu provient de notre ancien site web. Il est possible que sa mise en page ne soit pas idéale. En savoir plus