Lettre à nos aînés » Tu n’es peut-être plus, mais tu seras toujours!
Quand, pour la première fois, tu me pris dans tes bras et baisas mon visage, tu avais déjà une vie sur tes épaules. Une vie où il fallait faire pour être. Où le bonheur ne se trouvait pas dans une littérature spécialisée. Une vie qui avait connu la guerre et les coupons de rationnement. Mais pas question de te lamenter, tu es de cette génération que la pudeur honore. Tu avais ta tribu, et cela te suffisait. Et bien que frêle comme un moineau, tu la protégeais comme le plus farouche des guerriers massaï.
Je vois encore tes fragiles petites mains tricoter des kilomètres de laine pour nous faire des chaussettes pour l’hiver. On ne les mettra peut-être pas, car maintenant, les supermarchés existent. Peu importe, se sentir utile, c’est aussi exister.
Assis sur le banc de coin de la cuisine, les yeux encore collés de la nuit, je hume le caramel des oignons rissolés la veille. Je beurre une tartine deux fois plus grosse que ma main. Dessus, la confiture de groseilles dégouline sur mes doigts. Tu es là, et tu me regardes de tes yeux pleins d’amour car tu sais que bientôt, tu n’y verras plus.
Déjà, je m’en vais rejoindre le «papa» qui bricole au sous-sol. Tu m’attrapes au vol et essuies ma moustache de lait avec le revers de ton tablier. Je dévale les escaliers et le trouve, ses grosses lunettes sur le nez, qui m’accueille à bras ouverts. A ses côtés, je construis mon 20e avion de bois. Je lui demande comment c’est de prendre l’avion, et il me renvoie un sourire démuni pour toute réponse.
Et quand l’orage grondait dans mon cœur d’enfant, tu m’accueillais contre ta poitrine. «Derrière les nuages, le soleil. Toujours!» aimais-tu à rappeler. Aujourd’hui encore, je me demande comment un si gros cœur pouvait tenir dans si peu de place. Quand vient le soir, tu me dis une prière à laquelle je ne crois déjà plus vraiment. Tu y crois, alors… ça me va. Ta douce voix me guide vers le marchand de sable qui s’impatiente. Alors, je te laisse pour te revoir demain.
Mais demain, tu seras partie. Parce que c’était l’heure de se quitter.
Tu es la sagesse du temps passé et l’intelligence de ceux qui ont su donner plus que ce qu’ils ne possédaient. Tu es tous ces gens qui sèment le beau pour que les autres récoltent le bien. Enfin, tu es le souvenir que chacun devrait œuvrer à laisser à l’âme de ses survivants.
Alors, il n’est point de peine quand l’amour fut si grand. Tu es toi, et je te dis: merci!
Maxime Jeanningros Auteur, Neyruz
Rubrique lancée par La Liberté, Arcinfo, Le Quotidien jurassien, Le Journal du Jura et Le Nouvelliste. A écouter aussi Porte-Plume, à 11 h, sur RTS-La Première. Pour vos lettres à nos aînés: redaction@laliberte.ch
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