Enseignants submergés par l’école inclusive
Des députés fribourgeois et des enseignants demandent plus de moyens pour les élèves à besoins particuliers. Des profs témoignent de leurs expériences en classe, certains ont hésité à quitter le métier
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Lise-Marie Piller
8 juillet 2022 à 04:01
Ecoles » Que faire quand un élève se tape la tête contre les murs, fugue de la classe ou n’arrive pas à comprendre les consignes? Autant de questions que se posent nombre d’enseignants du canton de Fribourg. Il faut savoir que depuis plusieurs années, les élèves ayant des troubles d’apprentissage ou étant par exemple en situation de handicap peuvent suivre leur scolarité dans les classes ordinaires. Les enseignants ne sont pas contre ce principe, qui permet aux enfants de s’épanouir et de se sociabiliser. Mais ils estiment ne plus avoir suffisamment de moyens pour faire face.
Cette situation inquiète les députés, comme le montrent les deux questions et un postulat déposés à ce sujet depuis l’année passée. Une grande école a aussi tiré la sonnette d’alarme en 2021 en envoyant une lettre (dont La Liberté a pu consulter une copie) à la Direction de la formation et des affaires culturelles. Car tous les degrés, de la 1H au cycle d’orientation, sont concernés. Et ce depuis plusieurs années, selon Raphaëlle Giossi, coprésidente de la Société pédagogique fribourgeoise francophone et de la Fédération des associations fribourgeoises d’enseignants, contactée à ce propos. Elle précise que le nombre d’enfants à besoins éducatifs particuliers augmente.
La boule au ventre
Plusieurs enseignants ont accepté de témoigner anonymement. Même s’ils précisent que leur métier reste intéressant et que tout se passe bien pour certains enfants à besoins éducatifs particuliers, ils sont très inquiets. «J’ai une vingtaine d’élèves. La moitié ont des troubles de l’attention diagnostiqués ou en cours de diagnostic, ou une maladie. Un élève a aussi un handicap physique», témoigne une enseignante de 5H à 6H, avant de poursuivre: «C’est beaucoup de travail en amont. Je mets des choses en place pour chacun, comme des pamirs ou des panneaux en carton autour du bureau de ceux qui ont des troubles de l’attention. Je réfléchis si je dois donner la consigne par écrit ou par oral pour les enfants à haut potentiel intellectuel, et je dois trouver les moyens de calmer les élèves qui crient et chiffonnent leurs feuilles. Mais certains jours, j’ai l’impression de ne pas avoir enseigné, car j’ai un peu abandonné les autres élèves.» La prof avoue avoir la boule au ventre durant les premiers mois de l’année scolaire par peur de ne pas réussir à gérer toutes les situations.
Une autre institutrice à l’école primaire renchérit. Elle a dans sa classe des élèves hyperactifs, HPI (haut potentiel intellectuel) ou fortement dyslexiques. Elle cite l’exemple d’enfants ayant des troubles du comportement: «Quand l’un d’eux crie et frappe, le reste de la classe est un peu terrorisé. Il y a un travail à faire pour regagner la confiance des enfants et des parents, tout en étant indulgent vis-à-vis de l’élève, qui est en souffrance.» Une troisième enseignante en 1H à 2H a l’impression d’avoir une classe d’enseignement spécialisé: «Je dois tenir un enfant pour qu’il se calme, et je ne m’en sors que grâce à mon expérience de plus de vingt ans d’enseignement.»
Raphaëlle Giossi ajoute que la violence est en hausse: il lui a été rapporté le cas d’un élève courant dans la cour avec un cutter, celui d’un enfant ayant planté un poinçon dans le bras d’un autre ou encore celui d’une tentative d’étranglement d’un enseignant. Elle évoque des cas de harcèlement scolaire et mentionne les élèves qui mordent, crachent, insultent ou se roulent par terre. «A contrario, certains ne font rien, mais ils sont complètement éteints.»
Aide jugée insuffisante
Bien sûr, il existe des mesures d’aide. Le Conseil d’Etat fribourgeois les rappelle dans sa réponse à un postulat déposé en 2021 par les centristes Stéphane Sudan (Broc) et son ancienne collègue Caroline Dénervaud. Le gouvernement cantonal évoque par exemple les mesures d’aide ordinaire (MAO) ou renforcées (MAR), c’est-à-dire entre autres qu’un enseignant spécialisé peut suivre les élèves à besoins éducatifs particuliers et peut intervenir en classe en fonction des besoins, ainsi que les services de logopédie, psychologie et psychomotricité (SLPP).
Sauf que ces aides ne sont pas suffisantes, selon les enseignants, qui les qualifient de «petites bouées de secours». «Il y a souvent des listes d’attente de près de deux ans pour les SLPP, et des demandes d’appui pédagogique individuel sont parfois refusées faute de ressources humaines et financières», confirme Raphaëlle Giossi. Et lorsque ces mesures ne sont pas efficaces, celle-ci constate que les infrastructures qui prennent le relais manquent parfois de places. Elle songe aux instituts spécialisés, ainsi qu’aux classes relais, accueillant temporairement les enfants à grandes difficultés de comportement.
Et même lorsque l’aide est obtenue, parfois après un long parcours, les élèves ne sont pris en charge que quelques périodes par semaine. Une institutrice parle de sept périodes au maximum pour un élève d’une de ses classes, alors qu’il y a 28 périodes de cours par semaine dès la 5H. «Il faudrait que la prise en charge soit intensive et mise en place rapidement si la situation est problématique ou que l’enfant est en grande souffrance», juge-t-elle. Une enseignante spécialisée souhaitant rester anonyme abonde: «Je suis souvent frustrée, car je dois choisir mes priorités alors que je pourrai faire tellement plus pour les enfants que j’accompagne. Il faut aussi suivre le programme, même si les élèves ont parfois d’autres besoins. Par exemple, si l’un d’eux ne sait pas gérer l’argent, je n’ai pas le temps d’aborder ce thème. La volonté d’intégrer tous types d’élèves est très politique, mais le prix à payer est trop élevé.»
Remettre le système en question
De leur côté, les enseignants classiques ont la possibilité de suivre des formations continues ou se documentent, mais encore faut-il en avoir l’énergie, comme ils l’indiquent. Raphaëlle Giossi mentionne un autre problème: les jeunes enseignants ne sont pas préparés à gérer des élèves à besoins éducatifs particuliers. Conséquence: des professeurs jettent l’éponge ou font des burn-out.
L’ambiance de classe et la qualité de l’enseignement sont péjorées, selon une des enseignantes. Elle ajoute que les élèves qui ne sont pas assez rapidement pris en charge peuvent connaître des pertes de motivation, de confiance et d’estime de soi, ou être mis à l’écart par les autres camarades, ce qui entraîne des retards scolaires.
Raphaëlle Giossi ne mâche pas ses mots: «Le système scolaire est en train de s’effondrer, il faudrait le remettre en question pour l’adapter aux nouveaux besoins éducatifs des enfants. Mais pour cela, il faudra de l’argent.» Elle voit plusieurs solutions: réduction des effectifs des classes, coenseignement à 150%, augmentation des ressources et des infrastructures pour accompagner et accélérer la prise en charge des élèves aux besoins éducatifs particuliers, hotline gérée par des professionnels avec des conseils pour les enseignants, coaching.
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