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Religions

«La Trinité dépasse notre raison»

Le Dieu unique mais en trois personnes des chrétiens ne va pas de soi. Questions à Gilles Emery

Pour le dominicain Gilles Emery, l’esprit humain ne comprendra jamais complètement le mystère de la Trinité.

 Patrick Chuard

Patrick Chuard

23 avril 2022 à 04:01

Théologie » Vous avez dit Trinité? Le Dieu chrétien en trois personnes mais d’une seule nature a provoqué des controverses pendant des siècles. Gilles Emery, dominicain et professeur émérite de théologie dogmatique à l’Université de Fribourg, l’a étudié pendant des décennies. Auteur d’une thèse de 590 pages et de plusieurs ouvrages sur le sujet, le Maître en théologie est considéré par ses pairs comme l’un des plus éminents spécialistes de la Trinité et de la pensée thomiste. La Faculté de Fribourg organisera un colloque les 5 et 6 mai* à l’occasion des soixante ans de ce jeune retraité de l’Université. Entretien.

Dans un ouvrage de 2009, vous écriviez que la Trinité «est un mystère inaccessible à la seule raison». Comment l’exprimer en quelques mots?

Gilles Emery: La Trinité n’est pas une trouvaille de l’esprit humain, qui ne comprendra jamais complètement son mystère. Le meilleur moyen de l’approcher, c’est de partir du témoignage biblique et de la façon dont Dieu s’est révélé, Père, Fils et Saint-Esprit. Pour le judaïsme comme pour le christianisme, Dieu révèle son identité par ses actions, dans des événements de salut. Pour les chrétiens, Dieu en tant que Père a envoyé son fils et a fait souffler l’Esprit. Le Fils ressuscité à Pâques répand son Esprit. C’est ainsi que l’agir salvifique de Dieu révèle son identité en trois personnes.

Un Dieu monothéiste en trois personnes, n’est-ce pas contradictoire?

Le monothéisme est un mot assez récent, qui date du XVIIe siècle. Il ne vient d’ailleurs pas de la théologie mais de la philosophie des religions. Cette conception moderne, assez étroite, provoque beaucoup de difficultés de compréhension. Or, le monothéisme juif, du temps de Jésus, consistait principalement en deux convictions: le Seigneur, le Dieu unique, est le créateur de toutes choses et il est le seul à exercer la souveraineté sur toutes choses. Les premiers chrétiens ont reconnu en Jésus à la fois le créateur et celui qui exerce la souveraineté. Ils n’ont pas vu de difficulté à reconnaître Jésus et l’Esprit Saint comme Dieu tout en restant fidèles au monothéisme. C’était une nouvelle manière de saisir l’identité de Dieu qui ne venait pas d’une réflexion mais de la reconnaissance de ce que Dieu révèle de lui-même à travers ce qu’il fait.

Les chrétiens se sont disputés pendant quatre siècles sur le sujet. Cela ne montre-t-il pas une difficulté majeure?

La Trinité a été confrontée très tôt à de fortes objections, non seulement par des croyants restés attachés au judaïsme, mais aussi dans le monde gréco-latin. Certains pensaient qu’il y avait un vrai Dieu et des divinités «en dégradé». D’autres ont considéré que c’était le même Dieu mais qu’il se manifestait de plusieurs façons. Cela montre que la raison humaine a de la peine à accueillir ce que Dieu nous dit de lui-même. La tentation est grande de ramener la foi à la sécurité de la raison, aux concepts maîtrisables. Or la Trinité dépasse notre raison, bien que la raison puisse montrer que cela est plausible, crédible. Une solution pour l’envisager est venue des pères de Cappadoce au IVe siècle: elle consiste à comprendre la personne divine de manière relationnelle. Quand je dis que Dieu est Père de son Fils, j’exprime une relation mais je ne parle pas d’une nature différente.

De nombreux croyants, seize siècles plus tard, doutent encore de la divinité de Jésus ou peinent au contraire à envisager son incarnation. Les hérésies auraient-elles la vie dure?

Ça dépend. Oui, l’incarnation et la divinité de Jésus sont parfois rejetées. Mais on peut aussi exprimer sa foi avec des mots qui ne sont pas ceux que l’Eglise emploie habituellement, tout en gardant le sens de la foi de l’Eglise. Il y a une nuance entre ce que nous croyons et la manière de le formuler. Les mots sont d’ailleurs très délicats à utiliser. Le mot de «personnes» pour dire le Dieu trinitaire a été employé dès le début du IIIe siècle, mais à l’époque il signifiait un individu qui existe, qui se tient dans l’être. Petit à petit, avec la philosophie moderne, on en est arrivé à considérer la personne comme un centre de conscience avec une liberté autonome, et donc dire que Dieu est trois personnes aujourd’hui, c’est un peu comme dire qu’il y aurait trois Dieux. L’expression de la foi est difficile, car le langage peut donner lieu à des malentendus: il faut l’expliquer.

Le schisme entre les catholiques et les orthodoxes, au XIe siècle, venait d’une querelle sur le Credo. L’Esprit procède du Père et du Fils selon l’Eglise latine, seulement du Père pour les Eglises orientales. Règlera-t-on un jour cette question?

Je pense qu’il s’agit d’une différence de doctrine et de langage, mais qui n’implique pas de différence de foi. C’est un point sur lequel le dialogue œcuménique peut avancer. Mais ce n’est pas la raison principale du schisme, car l’Occident et l’Orient avaient vécu plusieurs siècles en communion, tout en connaissant ces différences d’expression de la foi. Il y a beaucoup d’autres facteurs de divisions. Dans un manuscrit du XIIIe siècle, figurez-vous que la question du «filioque» («et du Fils» en latin) était abordée sur trois pages tandis que quinze pages étaient consacrées à la barbe que portaient les prêtres orientaux mais pas les latins… Cela amène à relativiser.

* Conférence publique de Gilles Emery, jeudi 5 mai à 20 h, à l’Université de Miséricorde: «La Trinité divinisatrice. Le salut comme divinisation trinitaire chez Thomas d’Aquin et Charles Journet.»

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