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Économie

Un financement jugé «illégal»

Les milieux antitabac se révoltent contre le mécénat de Philip Morris du pavillon suisse de Dubai 2020


 Yves Genier

Yves Genier

23 juillet 2019 à 00:38

Tabac » Les milieux de la santé publique se révoltent contre Ignazio Cassis. Le chef du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) a accepté, en effet, que le pavillon suisse à l’Exposition internationale de Dubai, prévue l’an prochain, soit financé en partie par Philip Morris, géant du tabac américain dont le siège européen est à Lausanne. Entretien avec l’un de leurs chefs de file, le professeur Dominique Sprumont, spécialiste du droit de la santé à l’Université de Neuchâtel.

Comment interprétez-vous la décision du DFAE, quelle portée lui attribuez-vous?

Dominique Sprumont: Le DFAE a fait preuve de plusieurs ignorances. D’abord, celle de la position de principe du Conseil fédéral de ratifier la Convention cadre de l’OMS (Organisation mondiale de la santé) sur la lutte antitabac. La Suisse, qui a déjà signé cette convention, est tenue de s’abstenir de tout acte qui la priverait de son but ou de son objet. Ensuite, celle de la position stable et constante de l’OFSP (Office fédéral de la santé publique) sur la dangerosité des produits du tabac, y compris les produits chauffés.

Puis, l’ignorance de l’article 24 de la loi fédérale sur les produits alimentaires, qui oblige la Confédération d’informer le public sur la dangerosité de ces produits. Enfin, celle de la loi fédérale sur la prévention du tabagisme passif qui interdit de fumer, y compris des cigarettes chauffées, dans les lieux publics. Sans parler du fait que l’accord prévu est vraisemblablement contraire au droit des Emirats arabes unis qui, eux, ont ratifié la Convention cadre de l’OMS.

Comment expliquez-vous cette ignorance?

Nicolas Bideau, le directeur de Présence Suisse, a indiqué que, en l’occurrence, l’argent n’a pas d’odeur. Le DFAE n’a pas voulu tenir compte des engagements de la Confédération en matière de prévention du tabagisme. Ce faisant, il exprime une vision de la défense des intérêts de l’économie qui est trop dogmatique. Il oublie que l’économie a ses règles, mais aussi ses responsabilités. Des responsabilités que l’économie prend pourtant, notamment en matière de lutte contre le dérèglement climatique, en se désengageant des énergies fossiles et en s’engageant pour une économie plus durable. Le DFAE montre qu’il est en retard par rapport à ce mouvement-là en soutenant une industrie dont le modèle est pourtant dépassé selon les cigarettiers eux-mêmes.

Le conseiller fédéral Ignazio Cassis est PLR, un parti qui se dit proche de l’économie, mais aussi médecin. Comment a-t-il géré cette contradiction, selon vous?

Depuis son arrivée au DFAE, il a fait savoir qu’il n’agirait désormais plus en médecin mais en défenseur des intérêts de la Suisse. La défense de la santé est pourtant une valeur de la Suisse et celle-ci présente aussi un grand intérêt économique: nous avons une industrie des soins et un réseau hospitalier de pointe. De plus, l’industrie pharmaceutique et des biotechnologies suisse est particulièrement performante. Le DFAE ne peut ainsi ignorer les intérêts de la santé publique.

« Il oublie que l’économie a ses règles, mais aussi ses responsabilités »

Dominique Sprumont

Le stand controversé ne doit-il pas être non-fumeurs et la présence de Philip Morris sera limitée à une terrasse elle-même non-fumeurs et où seules les cigarettes chauffées seront autorisées?

Ce discours est encore plus dangereux car il laisse entendre que les cigarettes chauffées de Philip Morris ne sont pas des cigarettes, ce qui est faux et contraire à la position de l’OFSP. Deux lois, celle sur la fumée passive et celle sur les denrées alimentaires, sont ainsi violées. Le DFAE ignore aussi bien les faits scientifiques que la loi. La cigarette chauffée ne représente pas du tout une innovation comme celles qui sont le fruit de l’EPFL et de l’EPFZ, que Présence Suisse se plaît justement à mettre en valeur.

Le DFAE a-t-il arbitré en faveur de l’économie au détriment de la santé publique?

Je n’en suis même pas sûr. Il a favorisé les intérêts d’une industrie qui n’occupe que 4500 personnes, qui est déclinante, et dont les profits générés pour l’Etat sous forme de taxes et d’impôts sont inférieurs aux coûts supportés par ce même Etat en matière de soins à apporter aux victimes du tabac et à leurs familles. Si l’on veut défendre l’économie, il faut être logique: il faut défendre celle qui génère une plus-value globale. Dans le cas d’espèce, je pense que ni les caisses-maladie ni le monde médical, qui sont aussi des acteurs économiques importants, ne partagent l’avis du DFAE.

Est-il possible de renverser la décision du DFAE?

Bien sûr car elle est illégale, aussi bien en regard de plusieurs lois fédérales que des engagements internationaux de la Suisse. Des attaques en justice ne sont certainement pas exclues. Vu sa nullité, je ne vois guère comment elle pourrait être mise en œuvre. A ma connaissance, du reste, des efforts sont entrepris auprès du Conseil fédéral pour l’annuler. Visiblement, nos diplomates se sont fait avoir par Phillip Morris.

Qui pourrait actionner la justice et au nom de quel argument?

N’importe quel citoyen peut faire valoir les violations de la légalité, à la condition que l’on fasse établir que ce pavillon tombe sous le droit suisse, ce qui semble être le cas selon de nombreux indices. Idéalement, il faudrait que des organisations non gouvernementales, qui ont les moyens nécessaires, prennent ce combat en charge. Je pense néanmoins que cela ne sera pas nécessaire. Des actions parlementaires sont déjà prévues et des précédents ont montré qu’elles peuvent renverser une décision. En outre, un recours à la justice serait si dommageable à l’image de la Suisse que je suis persuadé que le DFAE saura revoir sa décision.

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