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Économie

Credit Suisse en faute

Un rapport de la Finma décrit de manière détaillée comment la banque traite les risques avec légèreté


 Yves Genier

Yves Genier

17 mai 2021 à 04:01

Finance » C’est un rapport que Credit Suisse ne veut surtout pas voir publié. Un rapport de 272 pages avec les annexes, commandité par la Finma, le gendarme des banques, qui décrit dans le détail, à travers un exemple précis, la légèreté avec laquelle la grande banque a traité les signaux d’alerte en son sein. Un rapport qui aide à comprendre les mécanismes internes qui l’ont conduite à sous-estimer les risques. Une légèreté qui aide à comprendre comment cette institution a pu essuyer des milliards de francs de pertes dans les affaires Greensill et Archegos.

Problème à l’interne

Un gérant de fortune de Credit Suisse Genève, P.L., est parvenu à détourner 154 millions de francs des comptes d’un de ses clients.

Intitulé «Projet BETA (DINO), Enquête auprès de Credit Suisse SA sur commande de la Finma» et daté du 6 avril 2017, le document établi par la société de conseil en réglementation financière Geissbühler Weber & Partner (GWP) a cherché à savoir comment un gérant de fortune de Credit Suisse Genève, P.L., est parvenu à détourner 154 millions de francs des comptes d’un de ses clients, l’homme d’affaires géorgien et ancien premier ministre de ce pays, Bidzina Ivanishvili, entre 2010 et 2015. Tout cela alors que des personnes, au sein de la banque, le savaient. Et plus grave: pourquoi, malgré tout, ce gérant a-t-il été promu et a-t-il vu sa rémunération fortement augmenter (lire La Liberté du 30 avril dernier)?

Des alertes sans suites

Credit Suisse a obtenu d’un tribunal de Londres que ce rapport ne soit pas publié et menace de poursuite quiconque en publierait des extraits. Cependant, ses conclusions sont progressivement rendues publiques depuis début février. Des copies de ce document sont parvenues à plusieurs médias, dont La Liberté.

Le système informatique de surveillance a généré 180 alertes entre 2010 et 2015

La banque a beaucoup tardé à prendre des mesures pour empêcher le gérant indélicat de commettre ses méfaits. Quoique disposant d’instruments pour détecter les fraudes, elle ne les a pas activés de manière efficace, selon le rapport, du moins pas lors des premiers mois après avoir découvert la malhonnêteté de son gérant (condamné, après coup, à la réclusion pour escroquerie). Le système informatique de surveillance a généré 180 alertes entre 2010 et 2015 sans qu’elles n’amènent les responsables de l’unité interne dévolue à la prévention des fraudes à signaler rapidement le cas, ni les supérieurs du gérant à prendre les mesures nécessaires en temps opportun.

Clarté insuffisante

Les responsabilités étaient mal réparties entre les différents niveaux hiérarchiques et les structures de contrôle. En cause: des prescriptions et des processus insuffisamment détaillés, et une réglementation interne insuffisamment claire. En conséquence, aucun niveau hiérarchique ne s’est senti suffisamment dépositaire de la légitimité pour agir. En clair: ce n’est pas à moi de surveiller, c’est aux autres.

De plus, les responsabilités de contrôle s’ajoutaient aux tâches opérationnelles quotidiennes, ce qui a entraîné, comme l’explique le rapport, un conflit d’intérêts temporel. En bref, je n’ai pas le temps de contrôler ce que fait mon subordonné ou mon collègue de travail car ma priorité va ailleurs. En conséquence de quoi, la banque se mettait en infraction avec les prescriptions légales et réglementaires, toujours selon le document.

Prime aux résultats

Le gérant indélicat a ainsi vu sa rémunération variable bondir jusqu’à 1,8 million de francs en plus de son salaire fixe

Le système de rémunération de la banque ne prévoyait pas de pénalités applicables à un gérant de fortune qui se trouvait en infraction à la loi ou aux règles bancaires. Au contraire. La part variable était très élevée, poursuit le rapport, ce qui incitait d’autant plus les gérants de fortune à en tirer le maximum d’avantages. Le gérant indélicat a ainsi vu sa rémunération variable bondir jusqu’à 1,8 million de francs en plus de son salaire fixe, soit douze fois la rémunération annuelle moyenne de ses collègues. De plus, il n’existait pas de critères systématiques en matière de calcul des rémunérations variables. Autrement dit, le gérant se voyait augmenté (ou pas) car il faisait plaisir à ses supérieurs, qu’il respecte les prescriptions réglementaires et légales ou non.

Enfin, la banque a tardé à considérer son client Bidzina Ivanishvili comme une «personne exposée politiquement» (PEP) ainsi qu’il est fait obligation à toutes les banques vis-à-vis de leurs clients détenant de hautes responsabilités politiques dans leur pays (cela est valable pour les responsables politiques suisses aussi). Une telle inscription élève encore le niveau de contrôles, notamment pour détecter des cas de flux de fonds émanant de fraudes ou de corruption (qui n’ont pas eu lieu dans cet exemple, précise le rapport).

De plus, la banque a accordé certains prêts sans suivre toutes les procédures. Ainsi, le client a pu bénéficier d’un crédit lombard (gagé sur des titres) avant même que l’examen de sa demande n’ait été mené à son terme, ajoute le rapport.

«Des faiblesses»

Sur la base de ce rapport, la Finma a mené son enquête à bien avant d’en publier succinctement les conclusions en septembre 2018. Elle y constatait «des manquements dans le respect des obligations de diligence dans le domaine de la lutte contre le blanchiment d’argent.» Elle y notait aussi «des faiblesses dans l’organisation administrative ainsi que dans la gestion des risques de la banque». L’avenir, hélas, lui a montré que cette remarque ne concernait pas qu’un excès de mansuétude vis-à-vis d’un gérant mal intentionné, mais concernait la culture d’entreprise même de toute une banque, comme l’a admis le nouveau président António Horta-Osório dans son discours inaugural lors de l’assemblée des actionnaires du 30 avril dernier.

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