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Écrans

De la soul, pour diffuser le message

Plusieurs films récents plongent aux racines du mouvement Black Lives Matter, via la musique

Après des débuts fulgurants à Memphis (1956-1975), puis la fermeture, le label Stax a rouvert en 2007. Avec un musée en prime.

 GILLES LABARTHE

GILLES LABARTHE

3 juillet 2020 à 04:01

A la source » Depuis quelques semaines, le slogan du mouvement Black Lives Matter fait le tour de la planète, après de nouvelles scènes de violences policières visant les populations afro-américaines aux Etats-Unis. Face à cette actualité «à chaud», comment conjurer les divisions, éviter d’autres tensions ou se voir opposer des réactions d’hostilité? La défense pour l’égalité des droits des populations afro-américaines demande à être remise en perspective. Plusieurs films documentaires récents se sont fixés comme objectif de plonger aux racines de ces mouvements de revendication, portés en – et par la – musique: blues, jazz, gospel, soul… Ils sont à l’affiche ces jours sur Netflix et sur plusieurs chaînes TV.

L’un des plus réussis est à voir ce samedi sur Arte. Il sera accessible tout l’été. Son titre: STAX, film réalisé en 2019 par Lionel Baillon et Stéphane Carrel. Il s’ouvre sur une scène historique. Nous sommes au stade de Los Angeles, en août 1972. Le pasteur Jessie Jackson prononce ce discours électrisant: «Je vous demande de vous dresser, ensemble, de lever le poing, ensemble… (et de proclamer) Je suis quelqu’un! Je suis quelqu’un! Même pauvre, même à l’assistance, je suis quelqu’un! Je suis Noir!» Devant lui, un public de plus de 100 000 personnes, à majorité afro-américaine, réunies pour entendre les plus grandes stars de la soul music. A l’origine de cette manifestation ouvertement militante, baptisée WattStax, une date anniversaire: celle des sept ans des émeutes du quartier de Watts, en Californie. Mais aussi, une maison de disques devenue emblématique, qui a contribué à révolutionner la «musique noire» aux Etats-Unis et ailleurs.

Des jeunes s’imposent

STAX raconte avec brio l’histoire étonnante de cette petite entreprise, curieusement fondée à Memphis, Tennessee, dans le «vieux Sud américain», hanté par le racisme et un long passé esclavagiste. Tout commence au milieu des années 1950, lorsque Jim Stewart, un employé de banque passionné de musique country, décide de lancer un nouveau label à Memphis. Pourquoi Memphis? C’est la ville qui a vu éclore des célébrités telles qu’Elvis Presley ou Johnny Cash. Avec sa sœur Estelle Axton, l’entrepreneur installe son studio dans un ancien cinéma désaffecté de la banlieue noire de Soulsville, puis un petit magasin de disques dans la boutique attenante, autrefois réservée au pop-corn. Des jeunes viennent voir et écouter, par curiosité, fredonnent quelques notes… Jim Stewart tend l’oreille à ce mélange de blues et de gospel, qui capte désormais toute son attention. Ces jeunes s’imposent comme une évidence, par leur talent de musiciens et de chanteurs.

Jim Stewart délaisse bien vite la country «blanche» et traditionnelle. De Stax, il fera bien plus qu’une marque de fabrique: un label novateur, rassembleur, ouvert aux mélanges. En quelques années, quel catalogue! 300 titres, avec des hits gravés dans toutes les mémoires. Stax repère et produit les plus grands: Booker T. & the MG’s, soit le premier quartet mixte de l’époque; Sam & Dave (et leur chanson mythique, Soul man); Otis Redding (Stand by me, A Change Is Gonna Come); Rufus Thomas, Wilson Picket, The Staple Singers (Respect yourself)… Noirs et Blancs, ils sont réunis par la magie de la soul, dans une région encore marquée par les discriminations raciales. Combien d’humiliations les empêchent de partager la même table de restaurant, contraignent les Afro-Américains à se faufiler par les portes de service ou à changer de trottoir, comme des parias de la société?

Pour ce film, les réalisateurs ont réuni quantité d’archives: séances d’enregistrement, répétitions, concerts mythiques… A elle seule, la bande-son est un régal d’énergie. Les propos chaleureux tenus par les témoins de l’époque vont droit au cœur: «Nous étions comme une famille», «parce que la musique transcende les races»… L’aventure semble trop belle pour durer, et rester tout à fait vraie. Le documentaire n’oublie pas d’évoquer certains problèmes, mais reste silencieux sur d’autres (voir ci-dessous). La concurrence est rude avec Motown, l’autre label phare de la soul, dont la production est décriée: on la juge trop pop, trop sirupeuse et édulcorée, trop formatée au goût de la jeunesse blanche, tandis que Stax cherche à se démarquer avec un autre son plus brut de décoffrage, tiré d’enregistrements live. En 1967, la mort accidentelle d’Otis Redding, avec d’autres musiciens, porte un premier coup à la maison de disques. Aux States, la diffusion de cette soul engagée se retrouve ensuite bridée par des questions de droits, et de distribution, dans un système dominé par le marché et les majors. En raison d’un contrat désavantageux, Stax se retrouve soudain dépouillé de tout son catalogue…

Assassiné à Memphis

En 1968, après la mort dramatique de deux éboueurs noirs et des répressions des forces de l’ordre, les émeutes de Memphis mettent la ville sens dessus dessous. La tension monte, il faut un temps exfiltrer discrètement certains musiciens blancs du studio, par peur de représailles. Le pasteur Martin Luther King, l’un des principaux meneurs du mouvement pour les droits civiques aux Etats-Unis, vient prononcer un discours visionnaire. Il est assassiné au Lorraine Motel à Memphis, le 4 avril 1968. La tension est à son paroxysme, les artistes en sont muets de stupeur.

Stax prend alors une tournure plus radicale sous la commande d’Al Bell, ex-DJ new-yorkais, nommé vice-président en 1969. L’affaire devient plus entrepreneuriale et le ton plus symphonique, avec des compositeurs comme Isaac Hayes… et le message des chansons encore plus politique, comme ce jour de 1972 où le même Isaac Hayes monte sur scène au WattStax, l’air messianique, le torse nu couvert de chaînes… en or. Les Afro-Américains ont une revanche à prendre, sociale, économique… mais la proximité d’Al Bell avec des leaders du Black Pride movement déplaît aux autorités. Pourquoi le label est-il contraint de fermer, en décembre 1975? Quelles sont les vraies raisons de la faillite? Quid des dissensions, des querelles internes? Les auteurs préfèrent éluder, entretenir la légende, et ne pas verser dans des théories du complot, à cette période charnière où l’histoire officielle se trouble…

Cinquante ans, plus tard, cette légende revit, aussi depuis la réouverture de Stax recordings en 2007, avec même un musée et une académie de musique, adossée à une fondation. La Soulsville Foundation a pour mission de perpétuer l’héritage, en donnant une chance aux talents de la nouvelle génération. Et faire passer le message. Il y a quelques semaines, elle a pris position pour dénoncer «les horribles assassinats de George Floyd, Ahmaud Arbery et Breonna Taylor, mais aussi le racisme systémique permanent qui imprègne tous les aspects de la vie de tous les Noirs américains».

Lionel Baillon, Stéphane Carrel, STAX, prochaine diffusion sur Arte, sa 4 juillet et sur arte.tv jusqu’au 24 août.

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